Le silence du monde (2/9)

Édouard Manet, Stéphane Mallarmé, 1876.

La langue comporte ses clichés, véhicule ses présupposés, abonde dans sa fonction de communication. La poésie – l’art – ne communique rien, ne veut rien dire. « Un poème n’a rien à raconter, ni rien à dire » (Lacoue-Labarthe).

Ici, l’opposition établie par Mallarmé entre parole brute et parole essentielle : « Narrer, enseigner, même décrire, cela va et encore qu’à chacun suffirait peut-être pour échanger la pensée humaine, de prendre ou de mettre dans la main d’autrui en silence une pièce de monnaie (…). Au contraire d’une fonction de numéraire facile et représentatif, comme le traite d’abord la foule, le dire, avant tout, rêve et chant, retrouve chez le Poète… ». L’usage habituel du langage, faisant du langage un simple moyen conditionné par les règles de l’usage, le réduit à sa fonction de communication, de représentation, fonction utilitaire, et par là-même le supprime, le réduit au silence ou à l’insignifiant. Blanchot : « Silencieuse, donc, parce que nulle, pure absence de mots, pur échange où rien ne s’échange, où il n’y a rien de réel que le mouvement d’échange, qui n’est rien (…). Un mot qui ne nomme rien, qui ne représente rien, qui ne se survit en rien, un mot qui n’est même pas un mot et qui disparaît merveilleusement tout entier tout de suite dans son usage ».

Communiquer : circulation de ce qui est commun, identité commune, reproduction. Communiquer est du côté de la représentation, de la mimesis. Il n’y a pas de communication sans le présupposé d’une identité, d’une communauté comprise comme identité : identité de ceux qui communiquent, identité du message. Communiquer, c’est représenter, et inversement. Communiquer et représenter par le langage n’est pas écrire, la poésie ne communique rien ni ne représente : affirmation d’un langage, d’un style, qui ne dit rien, incompréhensible et inutile. Comment reconnaître dans la poésie le sens et les buts qui règlent l’usage commun du langage ? On n’y reconnaît pas celui qui parle, on ne sait pas pourquoi il parle. On ne reconnaît le langage, on ne peut s’y orienter, qu’en y retrouvant ses slogans, ses clichés. Le langage utilitaire – communication, représentation – réduit le langage à l’état de cliché, celui-ci étant ce qui permet de reconnaître, de comprendre, d’interpréter, de s’y retrouver. Il y a une fonction pratique, rassurante, protectrice du langage que l’on ne retrouve pas dans la dissémination poétique.

L’image employée par Mallarmé, l’échange silencieux d’une pièce de monnaie, pourrait servir à définir un certain régime de la littérature, son régime dominant actuel (son idéologie) : la littérature valant comme objet d’échange, produit économiquement rentable, bavard mais silencieux, puisque le langage littéraire semblerait se présenter actuellement et majoritairement comme communication et représentation, où chacun peut s’y retrouver et se reconnaître – langue sans style, produit inoffensif calibré pour le marché, où s’exposent à l’infini, avec tous les clichés nécessaires, les subjectivités bavardes du néo-libéralisme – littérature qui disparaît immédiatement dans son usage : j’écris, tu achètes.

Un cliché est une image sensori-motrice de la chose (Deleuze). S’ils habitent les images ou la langue, les clichés habitent d’abord et composent les choses elles-mêmes, notre perception de la chose : « Comme dit Bergson, nous ne percevons pas la chose ou l’image entière, nous en percevons toujours moins, nous ne percevons que ce que nous sommes intéressés à percevoir, ou plutôt ce que nous avons intérêt à percevoir, en raison de nos intérêts économiques, de nos croyances idéologiques, de nos exigences psychologiques. Nous ne percevons donc ordinairement que des clichés » (Deleuze). Il s’agit de reconnaître – la reconnaissance, la compréhension automatiques permises par la perception-cliché n’ayant d’autre but que l’action, le cliché rendant possible la réaction face à telle situation, à telle perception : « Nous avons des schèmes pour nous détourner quand c’est trop déplaisant, nous inspirer la résignation quand c’est horrible, nous faire assimiler quand c’est trop beau ». L’important n’est plus de voir ou d’entendre ou de lire, mais de reconnaître. La littérature véhicule de tels schèmes, de tels clichés, la « poésie » autant que le roman.

Le danger réside déjà dans le point de départ : le fait de nommer, d’appliquer un nom, de répéter un mot pour ce qui, trop beau ou trop horrible, nous inspire pourtant quelque chose à dire. « Remarquons à cet égard que même les métaphores sont des esquives sensori-motrices, et nous inspirent quelque chose à dire quand on ne sait plus que faire ». Le danger pour la littérature existe dans sa possibilité même, parler, écrire pouvant n’être qu’une réaction commode et convenue, la mobilisation d’un schéma sensori-moteur esquivant ce qui devrait paralyser, suspendre le langage. Combien de textes bavardent là où il faudrait commencer par se taire, combien, roman ou poésie, sont faits de la reproduction de clichés, d’actions attendues, de situations reconnaissables qui ne sont que des opinions, d’expressions et formules fonctionnant comme des slogans ou des mots d’ordre, de mots qui ne sont pas des mots mais des moyens de colmater ce qui déborde le langage ? Le lecteur de tels textes, s’il ne s’endort pas avant, pourra reconnaître et réagir – être ému ou scandalisé, réfléchir, approuver ou condamner, discourir, interpréter – satisfait du respect du contrat : tu m’as fourni ce que j’attendais, ta marchandise est bonne, tu as mérité l’argent que je t’ai donné. Le livre alors n’est pas une expérience – une expérience de vie – mais une représentation, un miroir pour sa propre image personnelle, non l’occasion d’un monde sans image (Proust : « L’impression que nous cause une personne, une œuvre (ou une interprétation) fortement caractérisées, est particulière. Nous avons apporté avec nous les idées de ‘beauté’, ‘largeur de style’, ‘pathétique’, que nous pourrions à la rigueur avoir l’illusion de reconnaître (…), mais notre esprit attentif a devant lui l’insistance d’une forme dont il ne possède pas d’équivalent intellectuel, dont il lui faut dégager l’inconnu. Il se demande : ‘Est-ce beau ? ce que j’éprouve, est-ce de l’admiration ? (…)’. Et ce qui lui répond de nouveau, c’est une voix aiguë, c’est un ton curieusement questionneur, c’est l’impression despotique causée par un être qu’on ne connaît pas, toute matérielle, et dans laquelle aucun espace vide n’est laissé pour la ‘largeur de l’interprétation’ »).

Nerval percevait le monde comme composé de clichés, de poncifs, un « univers-cliché ». Pourquoi partir pour l’Égypte si l’on y retrouve les représentations construites à Paris ? Le monde disparaît, remplacé par les images qui l’obscurcissent, les mots qui le voilent. « Sans danger, le monde y est aussi sans force. On s’y déplace en pleine et pâle convention, dans un univers d’apparences » (Jean-Pierre Richard). Inversement, chez Nerval, la poésie dévoile le monde, mettant au jour ses forces immanentes. Pour Nerval, voyager est à la fois une traversée des clichés et une recherche du monde, une mise au jour du monde par le voyage, la poésie. Rendre possible le monde par une langue débarrassée de la banalité, fendre le monde – et le langage poétique fend le monde, est une fente du monde, dans le monde. Le voyage en Orient de Nerval – contrairement au voyage de Flaubert : accumulation des clichés du petit bourgeois blanc hétérosexuel – est moins déplacement que recherche du monde à travers le monde, parcours d’« une surface toujours recommencée » qui est autant la surface blanche de la feuille de papier que la surface du monde où s’inscrivent les signes inconnus et multiples de la vie du monde. Nerval cherche les fentes, les fissures, les ouvertures, les lignes sur lesquelles le monde doit pourtant encore exister, malgré l’envahissement des clichés, et ce sont ces fentes et fissures qu’il écrit, poursuivant toutes les germinations, les poussées, les émergences, les coulées des forces vitales du monde – « J’eus le sentiment que ces courants étaient composés d’âmes vivantes, à l’état moléculaire » –, qui s’écoulent, émergent et germent aussi bien à la surface du langage poétique.

J.-P. Richard insiste sur le fait que cette recherche passe par l’attention extrême – plus qu’aux choses – aux qualités sensibles, concrètes et singulières. Fendre le monde-cliché demande cette attention, une des caractéristiques du cliché étant sa généralité, son abstraction. Le cliché parle du monde mais pas de ce monde, il représente la femme mais pas cette femme – expression prise dans le général et le commun, n’ayant de rapport au monde que par l’intermédiaire de ce point de vue général et commun : l’arbre, la femme, la feuille et non un arbre, une femme, un regard, une feuille. Bergson ne dit pas autre chose : « Nous ne voyons pas les choses en elles-mêmes, nous nous bornons le plus souvent à coller des étiquettes sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s’est encore accentuée sous l’influence du langage. Car les mots désignent tous des genres ». Le langage-cliché rate le monde, ce monde, ratage inhérent à la langue qui applique au monde ses relations générales, ses mots qui désignent des genres. Le cliché n’est pas un accident de la langue, la forme-cliché est la forme même de la langue. Parcourir l’horizon, être sensible aux qualités et aux matières du monde se révèle inséparable de la recherche d’un autre langage – un autre langage pour ce monde qui est un autre monde. Le voyage participe d’autant plus de ce renouvellement du monde qu’il suspend le rapport utilitaire, le schéma sensori-moteur. Le voyage est errance, hasard et non action. C’est un voyant qui voyage, affecté par des visions, des sensations singulières qui sont le véritable but – sans but – du voyage, c’est-à-dire de la poésie : Nerval, Kerouac, Artaud, Michaux, Cendrars…

Chaque langue véhicule des relations sociales mettant en forme l’expérience, des catégories existentielles et subjectives, des « sens communs », des rapports déterminés entre l’humain, l’animal, le cosmos, le terrestre, le social – « Immense préfabriqué qu’on se passe de génération en génération » (Michaux). La langue est Loi et Norme. La poésie, l’écriture poétique, commence par une lutte contre la langue, contre sa propre langue – contre la Loi de la langue. Le style, le travail de la langue apparaît comme un rapport de forces, sortie hors de la langue, de toute langue. Le poète crée une langue étrangère qu’il ne parle pas et ne peut parler, qui ne deviendra pas familière, demeurant incompréhensible, intraduisible, toujours autre qu’une langue ou l’autre dans la langue, puisque inséparable des ruines de la langue et des forces non langagières qui la traversent. Pour combattre le cliché il ne suffit pas de le parodier ou de l’exposer en tant que tel. D’autres usages du cliché  sont plus intéressants, par exemple chez Jean-Michel Espitallier, qui les fait proliférer sur eux-mêmes pour créer une sorte d’écoulement continu et vide du langage, ou chez Nathalie Quintane, qui les inclut dans des réseaux poétiques et fictionnels avec lesquels ils entretiennent des relations complexes : contamination, choc, relance ou parasitage du récit, etc.

Jean-Michel Espitallier © Jean-Philippe Cazier

L’écriture commence avec la création d’une langue. « J’ai enfin commencé mon Hérodiade. Avec terreur, car j’invente une langue… », Mallarmé sachant bien que l’invention de la langue exige le combat contre la langue : « Je t’envoie ce poème de l’Azur (…). Il m’a donné beaucoup de mal, parce que bannissant mille gracieusetés lyriques et beaux vers qui hantaient incessamment ma cervelle ». Combat et destruction : vider, casser, ouvrir les mots, les phrases, la langue, fendre le langage pour en fendre les clichés, les présupposés et préjugés, les structures. A cette condition un style peut être construit, parler autrement devient possible. Fendre signifie aussi que par la fente, par la déchirure apparaît ce qui n’est pas du langage (Beckett : « Y forer des trous, l’un après l’autre, jusqu’au moment où ce qui est tapi derrière, que ce soit quelque chose ou rien du tout, se mette à suinter à travers »). Il faut, comme l’écrit Blanchot, « retirer le langage du cours du monde », commencer par se taire, par faire (le) silence, imposer le silence à la langue ou subir ce silence. Le silence n’est pas à comprendre comme une simple interruption dans le discours, une respiration entre deux mots, l’absence accidentelle de bruits et de paroles dans un paysage désert. Le silence n’est pas ce qui s’oppose au bruit de la langue, c’est ce qui la ronge et la détruit, la rend impossible : pas opposition mais rapport de forces. La poésie commence dans la force d’un mutisme actif, destructeur. La recherche incessante du mot, d’un mot, le travail acharné de l’écriture dont parle Mallarmé, valent pour ce travail du silence, « Je te jure qu’il n’y a pas un mot qui ne m’ait coûté plusieurs heures de recherche ». On est loin du langage commun, de l’usage utilitaire du langage, loin du cliché. Quel sens y aurait-il à chercher durant des heures le mot pour dire arbre ou étoile ou soleil ? Le réel volerait en éclats. Et le silence, l’immobilité du silence, ne serait qu’un obstacle à la communication, un bruit, une impossibilité de la représentation.

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L’expérience du silence chez Celan est liée à l’histoire allemande et à l’histoire de la langue allemande. L’histoire allemande a libéré le silence à travers la langue allemande, histoire qui a pour nom Auschwitz : « Accessible, proche et non perdue, restait, au milieu de tout ce qu’il avait fallu perdre, cette seule chose : la langue. Elle, la langue, restait non perdue, oui, en dépit de tout. Mais il lui fallut alors passer par ses propres absences de réponse, passer par un terrible mutisme, passer par les mille épaisses ténèbres d’une parole meurtrière. Elle est passée sans se donner de mots pour ce qui avait eu lieu ». La déchirure se fait avec Auschwitz. Pour Celan, la langue allemande est celle de l’exterminateur, celle qui a nommé les vies qui par millions ont été exterminées. Elle est aussi la langue qui n’a pas dit cette extermination, qui a intégré ou rejeté des millions de cadavres silencieusement, « sans se donner de mots pour ce qui avait eu lieu ». Mais ce silence fait sur la mort, imposé à la mort – la mort dite par le silence – impose à la langue allemande une autre mort, un autre silence, destructeur de la langue elle-même. Comment parler allemand après Auschwitz, comment écrire allemand après Auschwitz, alors que l’on est un poète juif allemand écrivant en allemand après Auschwitz ? La langue ne peut que subir ce « terrible mutisme » qui renvoie au fait de ne pas dire le massacre, mais plus profondément à la destruction silencieuse de la langue allemande, à l’impossibilité d’écrire une langue désormais détruite, hantée par la mort, livrée au travail du silence. C’est ce travail de destruction de la langue allemande que Celan reconnaît et opère, travail constitutif de l’écriture poétique. « Ce dont parle Todtnauberg, c’est donc de cela : de la langue où s’est prononcé, qui a prononcé, Auschwitz ». Et à propos de ce poème, Lacoue-Labarthe souligne en effet le silence qui l’habite, le caractère étranger, impossible, de la langue : « c’est la parole en défaut (et, sans doute aussi, la place vacante) : ne pas avoir les mots pour dire ce qui est, parce que ces mots ne sont pas innés, cette langue n’est pas tout à fait maternelle (ou paternelle, peu importe), il y a, avec elle, une difficulté ». C’est en deux sens que pour Celan le silence apparaît : impossibilité d’employer l’allemand comme langue, qui a pour conséquence l’impossibilité de parler, d’écrire, le silence comme mutisme – et chaque mot devra être gagné contre ce mutisme né du dégoût, du rejet et de l’horreur ; le silence qui envahit la langue et l’efface, la recouvre entièrement et la détruit – la langue qui apparaît alors est la langue du silence, le silence comme langue, et les lambeaux articulés qui formeront un texte non pas écrit en allemand mais par lambeaux de mots et de phrases arrachés à la langue allemande, ne lui appartenant pas, pour faire exister ce silence, cette autre langue muette, souverainement silencieuse, exprimé ou sens du texte.

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Marguerite Duras parle du changement qui s’est imposé dans son écriture : passage d’une écriture pleine, régulière, ordonnée, à une écriture affolée, fulgurante – des textes troués de blancs, de vides et de silences, « sous le coup d’un rejet violent de la syntaxe », d’une perte de la langue. Ce qui devient important : l’existence dans le texte de ce qui le détruit, silence et vide parlés et écrits, parlant et écrivant. L’écriture de fictions rejoint la poésie, l’écriture est écriture poétique. Exilé de sa langue, aucun poète n’écrit dans sa langue, il n’y a pas de littérature nationale. L’idée académique selon laquelle écrire requiert une maîtrise particulière de la langue n’a pas de sens. Ecrire, s’il ne s’agit pas de rhétorique ou de jeu linguistique, de pouvoir et de vanité, impose une perte de sa propre langue, un analphabétisme ou une pauvreté, la difficulté à utiliser cette langue en morceaux, impossible, qui fuit de toutes parts.

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Le poète – le texte poétique – perçoit le silence de la langue, l’invisible du monde. Il est voyant, comme le voulait Rimbaud, et voir consiste à voir l’invisible, à entendre et dire le silence, « inspecter l’invisible et entendre l’inouï ». Affecté par la langue, dans sa langue, qui n’est plus représentation ni communication, et cet affect est celui d’un silence profond. Mallarmé, creusant le vers, travaillant la langue, n’y retrouve pas des mots, des significations, de l’utile, du cliché – il y rencontre le Néant et la Mort. Ce qui s’est écroulé, ce sont bien les clichés, la langue-cliché, et face au silence ou pris dans ce silence le poète est d’abord muet, aphasique. Comment parler, comment écrire puisqu’il n’y a plus de langue, que celle-ci se confond avec le silence dans lequel elle s’effondre ? « Le besoin d’écrire est lié à l’approche de ce point où des mots il ne peut rien être fait » (Blanchot). Le monde alors se lève, l’autre du monde. Non pas un autre monde, mais le dehors du monde, de tout monde, le monde comme dehors, forces et puissances d’un monde invisible, muet, impossible – j’écrivais des silences, des nuits, je notais l’inexprimable…