Antoine Dufeu : « prendre la mesure du monde » (Sic)

Frank Smith et Antoine Dufeu © Jean-Philippe Cazier

On pourrait dire que Sic, d’Antoine Dufeu, est une fiction qui se développe à partir de ce que Saussure et Benveniste ont écrit sur le langage et le signe linguistique : l’arbitraire du rapport entre le signifiant et le signifié, entre le signe et le référent. Dire que le rapport est arbitraire signifie qu’il pourrait ne pas être, être autre de manière tout aussi arbitraire. Le livre s’engouffre dans cet arbitraire et développe une écriture par laquelle le signe et le référent, le langage et la chose renvoient l’un à l’autre non selon une adéquation fixe et assurée, mais selon des rapports variables, divergents et mobiles, l’un glissant sur l’autre sans le recouvrir, comme deux séries convergentes et divergentes.

Les questions autour desquelles le livre tourne seraient alors : que peut-on écrire si le langage et le monde divergent ?, quel type de fiction ?, et peut-on produire autre chose que de la fiction, y compris dans des domaines qui n’intègrent pas a priori celui de la littérature (comme la politique) ?

29231On pourrait également rattacher ce livre au Cratyle de Platon, dans lequel est mis en scène un Socrate qui désire, de manière un peu folle, régler l’ordre du langage à partir de l’origine étymologique des mots. Mettre au jour l’étymologie de chaque mot permettrait d’en fixer le sens, de le différencier, d’organiser le langage selon un ordre durable, et surtout de faire apparaître comme nécessaires les rapports entre le langage et ce dont il parle. Si cette nécessité n’existait pas, si les mots n’avaient pas de signification fixe et intelligible, alors non seulement parler ne serait pas différent d’émettre des sons asignifiants, mais la dissémination du langage qui s’ensuivrait s’accompagnerait d’une dissémination du réel lui-même. La volonté socratique de fixer l’ordre du langage est inséparable de celle de déterminer un ordre immuable du monde.

Dans Sic, c’est l’inverse qui est accompli : la signification n’est jamais fixe mais prolifère, un mot pouvant dire tantôt ceci, tantôt cela, tantôt autre chose encore, sans limite apparente. Les mots n’ont pas d’identité, ni les phrases, pas plus que le monde, qui est lui-même tantôt ceci ou cela. On a l’impression que Socrate s’est perdu dans une schizophrénie où le langage et le sens ne se fixent pas, où le monde est soumis à un changement perpétuel, où le langage et le monde ne se rejoignent pas mais se distinguent, s’entrechoquent, et par là se relancent.

Mais ces remarques sont sans doute encore trop abstraites et générales. En effet, Antoine Dufeu ne situe pas son écriture à l’intérieur d’un rapport conflictuel et disjonctif général entre les mots et les choses, qui vaudrait partout et toujours. Si le caractère divergent du rapport entre signifiant et signifié, entre signe et sens, traverse la littérature contemporaine – qui par là est synonyme de libération et d’extension de la fiction –, l’auteur introduit dans cette problématique une dimension historique et technologique qui la situe à l’intérieur de notre environnement contemporain. Ce n’est pas le langage en général qui perd l’évidence du sens et du référent, ce n’est pas le monde en général qui se disperse, c’est le langage et le monde à l’ère d’internet, du flux incessant de l’information connectée, de l’internationalisation de la politique et de ses institutions. Ce qui intéresse l’auteur, c’est le langage et le monde de notre situation contemporaine, et ce qu’écrire peut y prendre comme formes et comme significations nouvelles.

Le livre d’Antoine Dufeu gravite autour du personnage de Tony Chicane et débute sur le suicide par défenestration de celui-ci – ou plutôt sur l’annonce de son suicide, sur un texte qui énonce son suicide : « ‘Tony Chicane saute du dernier étage d’une tour anonyme de la Zup de Rennes et s’écrase à terre, mourant sur le coup. Fin de l’histoire’. Sans aucun doute précipitée cette sorte de dépêche archilocale – en réalité un post écrit directement sur internet grâce à un smartphone par un voisin détestant Tony Chicane – présentait toutes les caractéristiques de l’information tronquée, approximative ». Le langage ici ne dit pas ce qui est mais devient autonome, se diffuse instantanément sur les réseaux, est repris et présenté comme l’énoncé vrai de faits réels – alors qu’il est peut-être une fausse information qui doit sa valeur à la nouvelle autonomie du langage que permet internet, son mode de transcription, d’enregistrement et de diffusion. L’information est moins le compte-rendu d’un fait que la citation d’un énoncé, sa reproduction à travers le réseau mondial : du langage sur du langage (d’où le titre du livre), sans rapport avec ce qui a lieu, énonçant un réel qui ne doit sa réalité que d’être dit par un langage pourtant déconnecté du réel. Le langage devient un flux qui prolifère et se diffuse, entraînant avec lui le monde qu’il est supposé dire.

41Zny9g0QiL._SX322_BO1,204,203,200_On peut se demander si cet état du langage n’est pas par définition celui de la fiction, qui relèverait en elle-même d’un langage qui est un flux et non un code immobile, qui impliquerait la prolifération débordante plutôt que l’ordre d’un discours qui dit ce qui est selon des significations garanties et certaines, renvoyant à un monde lui-même garanti et certain. Dans Sic, il semble que la fiction, la littérature en tant que fiction s’exhibe elle-même, tout en exhibant son état actuel : la fiction n’est plus prisonnière des livres, elle déborde à travers le monde par un langage qui partout tend à la fiction, faisant déborder le monde de lui-même, l’entraînant dans une prolifération de ce qu’il est et de ce qu’il peut être.

Face à cette dynamique du langage et du monde, le livre d’Antoine Dufeu, au lieu d’immédiatement revendiquer une volonté de vérité, prend le parti de la fiction et de ses possibilités, d’explorer ce que peuvent être le langage et le monde à l’intérieur de ce régime du sens et de l’être. Ainsi, Tony Chicane s’est peut-être suicidé et peut-être pas, il est tour à tour et en même temps peut-être mort, sans doute mort, peut-être pas mort, pas mort. Tantôt il habite dans tel quartier, tantôt il ne fait qu’y passer quelques heures, étant devenu alors voleur de voitures. Le personnage n’est rien d’autre que ce qui peut en être dit, son identité – inexistante – variant au gré des propositions qui s’y rapportent, propositions variables et contradictoires qui dessinent un réel lui-même variable et contradictoire (« De multiples variantes quant à la fin de vie prématurée de Tony Chicane auraient pu être échafaudées »).

Si le langage n’a pas d’ancrage objectif et nécessaire dans la chose, il se développe et foisonne alors selon sa propre logique de nomination et ses possibilités énonciatives : « L’Arc-en-ciel, dont l’une des extrémités débute au niveau de la bibliothèque des Champs Manceaux et l’autre au niveau du Rond-Point des Forces Françaises de l’ONU, ne se situe pas à quelques dizaines de mètres seulement du Rond-Point des Forces Françaises Libres ; simplement parce qu’aucun Rond-Point des Forces Françaises Libres n’existe ici ».

Ainsi, un mot, comme un acronyme, peut se rapporter à plusieurs choses différentes et sans rapport. Il peut changer de sens, en avoir plusieurs en même temps. Il peut encore entrer à l’intérieur de séries produites par association d’idées, c’est-à-dire association de mots : la Yougoslavie est le nom d’un pays, en même temps que celui d’un rond-point, et renvoie à un modèle de voiture (la Yugo 45). Qu’ont en commun un pays, un rond-point et une voiture ? A priori rien, sauf qu’une certaine logique du langage permet de les relier selon des rapports distincts de ce qui serait matériellement possible, induisant dans le discours des rapports véritables réglant l’ordre – forcément momentané, chaotique – du discours. Le langage est fiction, car il permet de dire ce qui n’est pas et implique des rapports et une production du sens qui doivent surtout à sa propre logique et aux paradoxes, aux paralogismes que celle-ci implique, indépendamment de ce que l’ordre arrêté du discours et de l’ontologie autorisent.

Dans Sic, il semble que ce soit le langage entier qui soit pris dans un régime acronymique, un mot pouvant en lui-même être non seulement polysémique mais surtout déborder y compris sa polysémie, impliquer des variations de sens aussi nombreuses que possible : « Tony Chicane, que certains de ses amis auraient parfois surnommé Toy, alors que certaines de ses amies auraient préféré le surnommer TCA parce que cet acronyme sonne comme DCA qui peut signifier, dans la terminologie militaire, ‘Défense contre les aéronefs’ ou ‘Défense contre les avions’, ‘droit des conflits armés’ en droit international public ou encore, en bourse et en langue anglaise, ‘dollar cost averaging’ (…), mais est aussi en chimie une abréviation pour l’acide dichloroacétique ou dichloroacétate, serait-il encore parmi nous ? ». Le sens glisse, se transforme, les mots étant ouverts à ces glissements et changements irréductibles à la polysémie. Et de même pour le référent qui ne cesse d’apparaître et disparaître, existant chaque fois dans une série qui le rend possible et variable, multiple.

Ce sont ces glissements, ces transformations, ces variations du sens et du monde qui caractérisent Sic. Le récit que la fiction est supposée dérouler est rhapsodique, prend volontiers la forme du conditionnel, subit des variations illogiques, est sans cesse empêché par ce qui apparaît comme des digressions concernant le sens des termes, des expressions, ou des développements au sujet de la politique nationale et internationale. Ce qui du point de vue de la narration pourrait paraître incohérent correspond, d’une part, à la nécessaire prise en compte par l’écrivain du rapport conflictuel entre le signe et le réfèrent, ou le signifiant et le signifié, et d’autre part à la paralogie du langage compris comme fiction. C’est ce langage qui structure l’écriture du livre, écriture qui suit les possibilités du langage fictionnel, produisant un texte pour lequel il s’agit moins de produire du sens ou une absence de sens que du sens multiple, qui sans cesse change selon des associations, des ruptures – une dissémination du sens, une sorte de trans-signifiance –, et de suivre ces lignes bifurcantes et variables.

Si le monde tel qu’il est dit ne cesse de se modifier, c’est en même temps le monde dans sa matérialité – notion qui devient elle-même problématique – qui ne cesse de changer. Le personnage de Tony Chicane, s’il porte le même prénom masculin que son père à une variante près (le i étant devenu y) – ce qui laisse supposer que « Toni/y Chicane » désigne à la fois le père et le fils –, « n’avait pas toujours été un homme ; auparavant, il avait été une femme ». Le changement de sexe/genre du personnage n’est qu’une des transformations qui traversent le livre (Tony Chicane a d’ailleurs vu « énormément de ses ex changer de sexe sous ses yeux »). De même les relations historiques et politiques changent radicalement, n’existent à tel moment – comme les relations signifiantes d’une langue – qu’à l’intérieur d’ensembles instables et variables, sujets à des glissements et transformations parfois contradictoires (« en passant d’un régime de paix à un régime de guerre les rapports entre un Etat et ses citoyens changent du tout au tout »). Tout est changement, c’est-à-dire histoire, c’est-à-dire flux.

Le monde et les choses sont aussi changeants que le sens, ce qui rend difficile de nommer le monde et produit au contraire un glissement perpétuel du langage sur le monde et inversement. Les rapports du monde et du langage pourraient être comparés à ceux des plaques tectoniques, comme dans le cas du séisme évoqué dans Sic : « Les deux séismes survenus le 11 avril 2012 au milieu de l’océan Indien (…) témoignent d’un changement de l’écorce en cette zone terrestre-là qui fera apparaître (…) une nouvelle plaque tectonique ». Le langage et le monde, au lieu de se correspondre, glissent l’un sur l’autre, parfois s’agencent ou s’affrontent et produisent par ce rapport disjonctif de nouvelles configurations du monde et du sens, toute fixation de l’un et de l’autre, et de leur rapport, n’étant que provisoire, un ralentissement à l’intérieur d’un mouvement sans arrêt. Les mots ne disent pas le changement du monde mais seulement son état le plus ralenti. Ce qui peut dire le changement, c’est le dépassement du mot, c’est-à-dire la fiction.

Le livre d’Antoine Dufeu semble suggérer que ce rapport disjonctif est, sinon créé, du moins accéléré, porté à un autre niveau, par Internet et les nouvelles technologies de la communication, qui impliquent un nouveau régime du langage. Mais ce que le livre suggère également, c’est que ce rapport se trouve aussi du côté du discours politique : d’une part, de manière nécessaire, en vertu du rapport général entre le langage et le monde auquel n’échappent pas le langage et le monde politiques, d’autre part car ce décadrage simultané du langage et du monde est un moyen d’une politique mauvaise et dominatrice.

Le discours politique contemporain, qu’il soit le fait d’individus ou des institutions, produit des fictions et une réalité fictionnelle qui peuvent être problématiques : « Dans ce métro, il écoutait ou entendait de nombreuses personnes (…) contre le port du voile islamique – en admettant que cette expression revêtit quelque réalité sociale, religieuse et historicale ». Si le langage ne dit pas la réalité, il la produit et produit par là des actions au sein, par exemple, de la société, ce qui la transforme d’une manière négative lorsque cette transformation s’accompagne de discriminations et de violences.

Mais ce caractère fictionnel ou autonome du langage est aussi ce qui permet de ne pas dire la réalité des faits, d’en présenter une fiction dont la nature ne se dévoile pas d’elle-même, tant le langage n’est pas en soi le lieu du vrai : « L’ONU dont les buts exposés dans sa charte consistent premièrement à ‘maintenir la paix et la sécurité internationales et à cette fin : prendre des mesures collectives efficaces en vue de prévenir et d’écarter les menaces à la paix et de réprimer tout acte d’agression (…)’, deuxièmement à ‘développer entre les nations des relations amicales (…)’ manque effectivement à chacun d’entre eux ». L’ONU dit d’elle-même ce qu’elle n’est pourtant pas, faisant à l’inverse ce qu’elle ne dit pas et qui est contraire au langage par lequel elle se désigne. Il en est de même pour des mots comme « paix » ou « démocratie » et des discours qui vont avec. D’un côté un langage qui ne dit pas la réalité, de l’autre une réalité qui n’est pas dite. Le problème est ici que cette disjonction est au service de guerres, d’inégalités, d’injustices, de meurtres.

Comment faire pour « prendre la mesure du monde », « inventer intrinsèquement et transversalement des dispositifs permettant de s’affranchir des contraintes réactionnaires pour en mettre en place d’autres, d’une nature localement bienveillante » ? Si le langage est en lui-même fiction, il ne paraît pas possible d’en faire le moyen du vrai au service d’une politique juste – et l’on retrouverait ici le problème précis de Socrate dans le Cratyle. Sic semble prendre une autre voie, qui consiste d’une part à faire apparaître le caractère fictionnel du langage, du discours, y compris donc du discours politique et des institutions internationales, d’autre part à confronter les discours entre eux, et les discours et la réalité la plus factuelle, c’est-à-dire à faire entrer ce qui n’est pas dit dans le langage pour produire des variations du discours établi et par là le relancer. Il s’agit également de produire non une vérité contre une fiction, mais des contre-fictions, c’est-à-dire des discours conscients de leur caractère fictionnel, relatif, momentané, inséparables de la mobilité permanente du langage et du monde.

Ce sont ces trois moments d’un même mouvement de contestation et d’invention que l’on peut lire dans Sic. Si ce livre peut paraître étrange, c’est dans la mesure où il réalise toute cette logique de la fiction et développe des dimensions qui, si elles ne sont pas rapportées à la logique alogique de la fiction, peuvent paraître incongrues. Si le livre d’Antoine Dufeu peut mélanger une narration parcellaire, énigmatique, contradictoire et parfois absurde, des digressions nombreuses qui concernent le sens ou des faits qui n’ont apparemment rien à voir avec le récit, des réflexions politiques selon un style qui semble se rapprocher davantage de l’essai que de la littérature, c’est parce que la logique de la fiction implique cette multiplicité, ces variations, ces relations en apparence impossibles. Et ce qui est vrai du livre dans sa construction, l’est tout autant de la plupart des phrases que l’on peut y lire, phrases sans identité fixe mais mobiles, où l’on passe de la narration à une définition, ou à une contradiction, à une analyse politique, parfois tout cela à la fois – sans cesse des variations, des changements, des relations paradoxales. Dans ces conditions, en comprenant ainsi l’écriture d’Antoine Dufeu et ses enjeux, on comprend qu’il s’engage, et nous engage, dans une œuvre qui ne peut qu’être sans fin.

C’est cette logique de la fiction – qui n’est pas sans ancêtres ni partenaires, comme par exemple Lewis Carroll – qui est en question dans Sic, c’est-à-dire la fin de la dimension mythique du langage compris comme langage qui dit et rend intelligible ce qui est, au profit des puissances de la fiction. Mais par là, il ne s’agit pas du tout, contrairement au sens courant de ce terme, de penser que la fiction est ce qui nous éloigne de ce que l’on appelle réalité au profit d’un monde imaginaire et mensonger. La fiction est au contraire ce qui rend le langage et le monde indiscernables, différents mais indiscernables – c’est ce qui traverse le monde, le mouvement incessant du monde et du langage, et nous permet d’y devenir.

Antoine Dufeu, Sic, éditions Al Dante, 2015, 70 pages, 8 €