Vincenzo Consolo, la blessure de la Méditerranée

De ce côté du phare. Voyages en Sicile (détail image couverture, éditions du Seuil)

« Sans la Sicile, on ne peut pas comprendre l’Italie, ni ce lieu antique, changé et changeant, qui s’appelle la Méditerranée », écrit Vincenzo Consolo dans De ce côté du phare. A l’instar de ses illustres prédécesseurs, Giovanni Verga, Salvatore Quasimodo, Elio Vittorini, Consolo voue un amour vif et passionné mais toujours lucide à son île natale. C’est un amour qui est conscient du désastre progressif que la Sicile a vécu, théâtre des supercheries et de la violence mafieuse et étatique. L’île devient ainsi dans son œuvre, le theatrum mundi à partir duquel l’auteur réfléchit sur la condition humaine. Le regard qu’il porte sur cet espace insulaire nous fait dès lors découvrir la réalité italienne et dessine en même temps une véritable altérité anthropologique. Car entre douleur et amertume, le visage de la Sicile s’est créé en se mêlant sans cesse à d’autres visages qui fondent une harmonie ontologique à partir de laquelle Consolo nous demande de continuer à résister.

Ce sont les visages de la culture européenne mais aussi et surtout ceux de la culture arabe qui peuvent sortir l’île et le monde de l’ombre dévastatrice de la corruption du pouvoir et de son conformisme qui aveugle. La force réside précisément dans le syncrétisme culturel qui est à l’origine de cette terre sicilienne embaumée, pleine de senteurs de cèdre et de figuier de Barbarie, d’oranger, de jasmin et d’olivier sarrasin. L’auteur écrit que « la manière d’être sicilienne » naît au moment de la domination arabe, la coexistence des peuples étant source d’une identité plurielle, partant idéale et libre de tout enfermement et de toute discrimination.

Cette terre qui est baignée de soleil, balayée par le sirocco et le mistral et qui plonge dans l’azur profond de la Méditerranée, est ainsi le point de départ de toute civilisation. Non pas parce qu’elle se veut le centre du monde, mais parce que la véritable physionomie du monde est la coexistence d’une pluralité de peuples, cette coexistence qui a été possible dans cet espace méditerranéen qui était aussi pour Goethe un point de convergence d’histoire, et de sociétés : « La Sicile est pour moi, écrit Goethe, l’annonce de l’Asie et de l’Afrique ». Et c’est ici donc, dans cette Méditerranée qui bouillonne depuis des siècles avec son enchevêtrement de cultures différentes, que Vincenzo Consolo puise les ressources pour bâtir sa littérature.

Éthique de l’homme et de son œuvre

Né en Sicile en 1933, à Sant’Agata di Militello, un petit village près de Messina qui regarde droit devant la mer vers les îles éoliennes, Consolo, disparu en janvier 2012, est un homme timide et généreux, généreux notamment d’intelligence et de savoir. Il quitte pour la première fois son île pour aller rejoindre la ville dans laquelle déjà d’autres auteurs siciliens avaient émigré : Verga, Quasimodo et Vittorini. Il s’inscrit à l’Université de Milan en droit, ses parents n’auraient pas compris une inscription en Lettres et philosophie. Il La Blessure d'avrilsoutient néanmoins une thèse sur la philosophie du droit et rentre ensuite en Sicile pour enseigner dans les écoles agricoles pendant quelques années. Très proche des « masses malmenées et déshéritées », le futur écrivain commence déjà à dénoncer les relations gangrénées entre l’État et la mafia, tout à fait dans le sillage de Leonardo Sciascia. En 1963 il publie son premier roman chez Mondadori, La Blessure d’avril, un texte qui revient sur les luttes politiques des années qui ont suivi la Première guerre mondiale.

Les oncles de SicileA ce moment le jeune écrivain rencontre celui qui l’a inspiré, Leonardo Sciascia, de dix ans son ainé et écrivain déjà reconnu. Les deux hommes deviennent amis et forment, avec Gesualdo Bufalino qui publiera très tardivement son premier roman, Le Semeur de peste, un trio d’intellectuels d’exception qui offrira à la Sicile et à l’Italie de la deuxième moitié du XXè siècle, une littérature intransigeante, ferme et courageuse.

Sciascia s’intéresse notamment aux relations de l’État et de la mafia et explore ainsi les liens entre la violence et le pouvoir, avec une précision et une sobriété stylistiques traversées d’éclairs d’ironie, témoignage du conflit né de la coexistence, dans son œuvre, d’engagement et désillusion.

Le Semeur de pesteBufalino, qui a toujours été professeur de littérature dans sa ville natale de Comiso, explore les contradictions de l’existence humaine. Ce qu’il appelait l’« éducation à la catastrophe » est une poétique de l’angoisse qui se rapproche de l’avant-garde européenne du début du XXè siècle, de Musil et de Kafka notamment, tout en innovant. Chanteur d’un monde contemporain funéraire, il ne cessera de parler de l’agonie de la Sicile, de l’Italie et de l’Europe avec son style baroque qui, comme le disait lui même, est immanent à l’âme sicilienne, un style qui est comme un vouloir se multiplier dans la torrentialité de l’expression linguistique parce que cela va à l’encontre de l’autre aspect de la sicilianité, celle qui est liée à la raréfaction de l’expression qui se cache derrière les métaphores et les ellipses.

Vincenzo Consolo qui s’installera à Milan en 1968 pour rejoindre notamment Italo Calvino chez Einaudi, est un fin observateur de l’Italie et du monde contemporain. Son choix principal est de faire part du « changement anthropologique » de l’Italie ainsi que le définissait Pasolini dans le débat sur la question de la langue qui intéresse le pays dans les années 1960. Ce pays qui se transforme après la Deuxième guerre mondiale d’espace paysan en espace industriel, se trouve ainsi ouvert à un bouleversement sociétal et forcément linguistique. Partant, intéressé aux évolutions de la langue, Consolo se rapproche d’abord du Groupe 63 qui réunit à Palerme en octobre 1963, une cinquantaine d’écrivains, parmi lesquels Umberto Eco, Francesco Leonetti, Edoardo Sanguineti et Luciano Anceschi. Cependant, les recherches formelles du groupe ne le séduisent pas. Il n’est pas convaincu qu’il faille créer une langue artificielle, vidée de la tradition linguistique italienne. L’auteur veut convoquer les raisons de l’histoire et de la civilisation dans ses écrits tout en réalisant un choix stylistique où les gisements de la langue sicilienne se mêlent à un nouveau langage, un langage expressif et non communicatif, qui fait résonner ce qu’il appelle la « métrique de la mémoire ».

Car la littérature selon l’écrivain sicilien, est espace de mémoire linguistique et historique. Sa littérature témoigne ainsi d’une recherche formelle poussée, et, jouant de la frontière entre essai et prose poétique, elle entend frapper par sa vigoureuse attention éthique. A travers un style que l’on peut définir comme « nouveau baroque », ce baroque immanent à la littérature sicilienne comme l’évoquait si justement Bufalino, Consolo, marxiste convaincu sans être inscrit à aucun parti, dénonce ainsi les injustices sociales et politiques tout en tissant l’histoire de l’Italie à partir de son île. De ses origines jusqu’à nos jours, de ses premières et anciennes dominations aux récents flux migratoires, de la période fasciste aux migrations des Italiens vers la Tunisie ou l’Amérique, de la prise du pouvoir de la Démocratie chrétienne à l’hégémonie de Berlusconi. Vincenzo Consolo est un intellectuel attentif et sensible aux mutations sociétales. Dans un entretien avec Le Magazine littéraire en décembre 2000, il dira qu’« il faut crier contre le conformisme, il faut refuser les compromis, il faut être hérétique. L’intellectuel qui se tait devient complice. ». Il affichera ainsi très souvent son opposition au gouvernement de Berlusconi. Il refusera notamment, avec d’autres écrivains comme Umberto Eco, de faire partie de la délégation officielle invitée au Salon du Livre de Paris en 2002 où l’Italie était à l’honneur, parce que « Berlusconi n’a rien à voir avec la culture ni avec la démocratie ».

D'une maisonDans D’Une maison l’autre, la nuit durant publié en 1992, Consolo s’interroge précisément sur la naissance du fascisme dans les années 1920 pour réfléchir plus amplement sur l’apparition de nouvelles formes de fascisme contemporain qui tenaillent l’Italie des années 1990, années où Berlusconi est au pouvoir. Ce constant engagement moral et politique qui est toujours à lire dans une diachronie narrative qui se fait Histoire du pays, devient dans Le Palmier de Palerme publié en 1998, le point de tension et le point le plus haut et saisissant de son œuvre. A travers la figure de l’écrivain Martinez, l’auteur raconte un voyage en enfer. Le parcours initiatique qui conduit le protagoniste de Paris à Palerme en passant par Milan, sert à tracer la déchéance de la société italienne qui avec l’assassinat du juge antimafia, Paolo Borsellino, accomplit un double meurtre car elle se tue elle-même. Néanmoins le palmier est toujours là, symbole de l’antique civilisation sicilienne, utopie nécessaire pouvant à tout moment détruire les horreurs perpétrées par les imbrications du pouvoir de toute nature.

le palmier de palerme

Engagement et éthique sont ainsi les caractéristiques de la littérature consolienne qui, dans Ce côté du phare écrit et réécrit l’histoire sicilienne en déplaçant le point de vue du côté de Naples d’où, pendant le règne des Bourbons entre 1756 et 1861, on regardait le phare de Messine comme la limite du royaume. Ce recueil qui offre un regard nouveau sur les plus grands écrivains siciliens de Verga à Pirandello en passant par Lucio Piccolo, Tomasi di Lampedusa, Vittorini et Sciascia, se distingue encore par son souci de l’humain.

De ce côté du pharePlusieurs articles de ce recueil mettent ainsi en perspective les mouvements migratoires qui touchent tardivement l’Italie de la fin des années 1960, puis plus récemment ceux des migrants qui désespérément essaient d’aborder les côtes siciliennes et notamment celles de Lampedusa. La polimathia de Consolo, prépare et construit un espace qui veut accueillir la pensée et la déployer. La tâche est rude car le sujet est très sensible. Il faut arracher les hommes à leur immobilisme qui préfère voir les ombres de la vérité et non la vérité en face. Mais l’écrivain est aussi un éducateur. Qu’est-ce que la littérature si elle n’aspire pas à libérer l’homme de la prison de ses a priori ? Que vaut-elle si elle n’essaie pas de le provoquer et le secouer pour dépasser le moi confiné ?

L’espace, le savoir, l’ouverture vers l’infini

Dans l’article « L’espace dans la littérature » qui n’a pas été repris dans le recueil De ce côté du phare publié en France, Vincenzo Consolo met en place une théorie de l’espace en tant que phénomène littéraire et phénomène de l’être. D’Homère à Virgile en passant par Dante et Cervantès, le traitement de l’espace révèle l’importance du déplacement, du voyage. Consolo dégage de ses textes une dynamique particulière, des lignes de mouvement où la solitude de l’être va à la rencontre de la solitude de l’autre. Si parfois le voyage sert à exprimer la difficulté de l’exil ou à dénoncer les dérives de la société contemporaine, il n’est pas toujours espacement et mise à distance. L’errance d’Ulysse est un besoin de connaissance, comme l’ascension par les différents cieux du poète de la Divine Comédie. Les récits des personnages dans le Don Quichotte ne se réduisent pas au petit village de la Manche. L’espace s’élargit chez Cervantès, traverse les plaines désertiques et la mer pour arriver à toucher les côtes algériennes. Et le lecteur, écrit Consolo, voit à travers les yeux de Sancho Panza qui perçoit un espace « transfiguré, magnifié ».

Les poètes que l’écrivain intègre dans son article, dirigent ainsi leurs personnages vers la cognition de l’altérité, à l’instar de Lévinas qui considère l’altérité comme une « propriété de l’espace », Autrui étant perçu forcément par le sujet en tant qu’ « extériorité » par rapport à soi-même. Cette extériorité qui est pour Lévinas « Mystère » devient pour Consolo l’« inconnu », un terme qui est empreint à nouveau de l’idée d’espace, l’ « inconnu étant la figure qui est là, au sens d’Heidegger, pour aider à ne pas se perdre. L’ « inconnu » est celui qui peut nous indiquer la voie. On ne doit aucunement lire un message divin dans la conception de l’inconnu de Consolo, son inconnu touche à la philosophie morale car il évoque « le signe du chemin vers la civilisation ». Cette tendance que l’auteur révèle à l’écriture du texte poétique qui est en même temps essai, montre qu’il ressent la nécessité d’être porteur d’une parole philosophique, une parole de l’urgence qui doit mettre en garde la société contre ses vices.

L’article « Una Sicilia trapiantata nella nebbia » est publié en 1970 dans Il Tempo illustrato. Photographie et archives de Simona Crippa
L’article « Una Sicilia trapiantata nella nebbia » est publié en 1970 dans Il Tempo illustrato. Photographie et archives de Simona Crippa

C’est pourquoi dans sa nouvelle « Porta Venezia » publiée en 1988 en Italie et reprise en volume en 2013 par Mondadori dans La mia isola è Las Vegas, puis dans les œuvres complètes publiées en janvier 2015, l’auteur veut percer avec sa plume l’abcès xénophobe qui ronge l’Italie du nord. Voici une autre question primordiale de l’œuvre consolienne : la question méridionale. Le détail spatial de la porte qui divise la ville entre le centre riche et les quartiers moins bourgeois, renvoie à l’ancienne porte nommée « Porta Orientale » et qui dans les Promessi sposi d’Alessandro Mazoni est liée à l’épisode qui évoque dans le roman l’épidémie de peste qui sévit à Milan en 1629. Le lieu est désigné à cette époque, pour la construction d’un lazaret de dimensions assez importantes, afin de faire face aux trois épidémies de peste qui déciment les habitants de la ville. Ce quartier qui était donc auparavant pestiféré, plongé dans l’immobilité funèbre, devient dans la nouvelle de Consolo un espace animé par la population d’immigrés que le narrateur observe surgir par groupes ethniques « Érythréens réservés et dignes », « Tunisiens et Égyptiens allègres et bruyants », « solitaires marocains immobiles et circonspects ». Les immigrés ne portent pas sur leur corps les stigmates de la mort, ils représentent le seul éclat de vie qui ravive la ville grise, orageuse et menaçante qu’est Milan. « Porta Venezia » devient donc un point d’observation idéal pour le narrateur qui est à la fois metteur en scène et spectateur. Les personnages-comédiens, gagnent le plateau de la Porte qui les encadre comme pour les magnifier. Consolo sublime cette population qui se distingue nettement de la population milanaise. Du passé lointain et douloureux fait de « lamentations et de cadavres », surgit une nouvelle humanité ouverte sur le monde et prête à le régénérer. On comprend que le temps est également spatialisé chez Consolo parce qu’il est l’espace de la mémoire.

Comme l’auteur aimait à le rappeler, l’ami poète Andrea Zanzotto, proche de Pasolini et aussi de Fellini pour qui il écrit, entre autres, les dialogues du Casanova, répétait une phrase icastique qui souligne parfaitement cette régénération sociétale qui seul est rendue possible par les mouvements migratoires qui rajeunissent l’Italie vieillissante : « Nous naviguons entre une mer de glaire et une mer de sperme ».

Avec la question épochale de l’immigration dans l’espace méditerranéen, Vincenzo Consolo souligne combien le voyage et le naufrage sont constitutifs d’une unité créative et éthique. Dans son texte Les Murs d’Europe où il rappelle que « l’histoire du monde est une histoire de migrations de peuples – par nécessité ou contrainte – d’une région à l’autre », il ne cesse de se faire géographe, géomètre, architecte, archéologue. Déterminer une portion d’espace et puis creuser, voir, montrer, mettre en place, expliquer à partir d’un périmètre. Car ce périmètre secrète les joies et les souffrances secrètes et collectives des hommes. Ulysse perdu aboutit aux côtes d’Alcinoos. Ulysse sauvé, hôte dans les bras de Nausicaa, s’aperçoit que son retour lui est nécessaire. Ulysse revenu à Ithaque, comprend à quel point reprendre le large signifie s’abandonner à nouveau au hasard mais en même temps aux joies de la connaissance, aux projets de nouvelles histoires et dessins de vie. Certes les peuples opprimés ou qui fuient les régimes totalitaires et les guerres n’ont pas la maladie du voyage homérique.   C’est nous qui devons contracter cette maladie du voyage et accueillir ces voyageurs de leur naufrage douloureux et trop souvent honteusement meurtrier.

L’espace, l’incision, la fêlure de l’être

L’expérience de l’espace consolien est également à lire dans la métaphore de l’incision à travers laquelle l’auteur veut transmettre un message d’alerte à une Italie qui est une porte fermée sur un monde défunt. Dans la nouvelle « Porta Venezia », les immigrés sont des hommes beaux, altiers, présents, si fortement présents qu’en marchant ils incisent l’espace. Cette trace pénètre les tréfonds de la terre car ces hommes sont la preuve ontologique de leur propre existence. L’incision est une blessure nécessaire qui provoque une renaissance. La métaphore évoque aussi le coup de scalpel qui donne vie à ces solides figures brunes, sculptures de bois africain : « Et je les observais, dans leurs lignes nettes, dans leur sombre cloisonnage, ils se détachent sur le fond clair, dans les dures chevelures sculptées, dans les couleurs fortes, vives de leurs visages ». Matière vive et vivante, ces figures avancent dans le temps et dans le morne espace milanais. Robustes lignes géométriques verticales qui s’opposent à l’horizontalité des anciens cadavres de la peste et de l’Italie actuelle qui apparaît pâle, périssable, morte. Les blancs milanais ne sont plus que des cendres représentant le néant face au peuple de l’être des immigrés, peuple mobile et animé, peuple de la vitalité : « Noir et blanc : l’existence et l’inexistence ; la vie et la mort. Il arrive aux peuples, me disais-je, ce qui arrive dans la vie d’un homme. Naître, c’est-à-dire, devenir jeune, mûr et puis mourir. Voici, nous sommes en train de nous approcher de la mort. Comme je m’en approche, en devenant blanc, chaque jour : mes cheveux, ma peau, prélude à ce blanc définitif et immobile qu’est la mort. ».

Dans l’article « La Sicile et la culture arabe » qui fait également partie du recueil De ce côté du phare, la métaphore de l’incision souligne à nouveau le bénéfice de la conquête musulmane en Sicile, période précisément de renaissance pour l’île. Consolo appelle « Âge d’or » cette époque privilégiée que l’île a vécue à partir de l’an 827. Asad ibn al-Furàt n’a pas seulement accosté au port de Mazara, il est allé jusqu’à toucher le cœur chétif de cette terre. « Docte juriste », commandeur et chirurgien improvisé, il a opéré l’organe de vie sicilien pour qu’il puisse battre à nouveau, regagner la santé, renaître justement : « La culture arabe a laissé en Sicile une empreinte telle que l’on peut dire que l’histoire sicilienne commence à partir du moment où elle se greffe dans l’île. […] La culture arabe a eu une incidence dans l’île. ». L’écrivain, comme on l’a fait remarquer, date le début de l’histoire sicilienne à partir de cette domination fleurissante, vivifiante. Seul à travers ces peuples, qu’ils soient conquérants ou immigrés, nous pourrons accéder à une nouvelle existence, et grâce à eux, atteindre cette « grande civilisation » que l’Italie contemporaine a totalement perdue.

Consolo rappelle aussi à son lecteur que pendant le Moyen Âge, les échanges entre la Sicile et le monde arabe étaient particulièrement nombreux. Il interpelle ensuite la mémoire de l’ignorance et la mémoire de l’oubli pour dire la primordiale valeur pour le poète : l’origine de la poésie sicilienne et italienne, a lieu à la Cour de Frédéric II et est de source arabe. Aussi la présence de trois cents mosquées sur l’île sicilienne n’était-elle pas seulement un plaisir esthétique, mais un exemple de tolérance. Consolo en profite également pour rappeler aux Italiens leurs épisodes migratoires vers la Tunisie, entre le XIXè et le début du XXè siècles quand, eux aussi, étaient obligés d’échapper à la misère s’établissant à Sousse, à Bizerte, à La Gaulette.

La blessure de la Méditerranée peut se révéler une blessure régénératrice si nous savons recevoir le don qu’offre un peuple blessé. Les migrants de « Porta Venezia » se meuvent et colorent la grisaille de Milan procurant au narrateur un moment de fusion mélancolique avec cet espace tragique mais aimé, lieu qui peut être espace de répit parce que matrice originelle. C’est la mère des mers, la Méditerranée : « Les trottoirs de Corso Buenos Aires étaient dans cette fin d’après-midi comme une onde méditerranéenne, méridionale, dans laquelle je plongeais et je m’abandonnais, avec une sensation de détente, de réconciliation. ».

Le rapprochement avec les migrants advient également à travers la nourriture lorsque le narrateur de « Porta Venezia » goûte un plat de wat éthiopien et est saisi par le piment qui mord, stimule et fait vivre. Le toucher direct à la nourriture est un moment de convivialité essentielle qui le ramène à sa Sicile natale où les paysans avaient la même approche instinctive aux mets. Voici une madeleine sicilienne et africaine qui communient et qui refusent ensemble la société trop industrialisée, globalisée, mondialisée qui contraint l’être à la solitude et à la peur de l’Autre. Le geste simple est celui qui ramène à l’humanité.

« Nous nous berçons dans l’illusion de survivre en défendant notre bien-être de toute menace. Toute cette énorme richesse sous laquelle nous finirons écrasés, enterrés, blancs et immobiles, pour toujours. ». Cette prophétie apocalyptique clôt « Porta Venezia », mais Vincenzo Consolo nous a appris comment sortir de cette condition mortifère et atomisée. L’homme et son identité peuvent se perdre mais à condition de redevenir homme et de se fondre avec le peuple. Pour redevenir Italiens et européens, il faudra devenir « Arabes, Mésopotamiens, Égyptiens, Syriens, Libyens, Maghrébins, Maliens ». Consolo nous invite à abattre tous les murs d’Europe, à se renouveler, s’ouvrir à la fragilité et à la diversité, au « souffle du peuple anonyme » dont parle Arlette Farge. C’est ici le chemin qui fait sens.

Vincenzo Consolo, « Porta Venezia », in Linea d’ombra, 1988, traduit de l’italien par Simona Crippa.
La Blessure d’avril, traduit de l’italien par Maurice Darmon, Le Promeneur, 1990.
Le Sourire du marin inconnu, traduit de l’italien par Mario Fusco et Michel Sager, préface de Leonardo Sciascia, Grasset « Les Cahiers rouges », 1990.
D’une maison l’autre, la nuit durant, traduit de l’italien par Louis Bonalumi, Gallimard, 1994.
Ruine immortelle, traduction et postface de Jean-Paul Manganaro, Seuil, 1996.
Le Palmier de Palerme, traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro, Seuil, 2000.
De ce côté du phare. Voyages en Sicile, traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro, Seuil, 2005.
I Muri d’Europa (2006), traduit de l’italien par Simona Crippa, Latitudes. Espaces transnationaux et imaginaires nomades en Europe, Encrage Université/Cergy-Pontoise Université, 2008. Lire ici

Leonardo Sciascia, L’Affaire Moro, traduit de l’italien par Jean-Noël Schifano, Grasset « Cahiers rouges », 1991.
Les Oncles de Sicile, traduit de l’italien par Mario Fusco, Gallimard « L’Imaginaire », 2002.

Gesualdo Bufalino Le Semeur de peste, traduit de l’italien par Ludmilla Thévenaz, 10/18, 1998.
Calendes grecques. Souvenir d’une vie imaginaire, traduit de l’italien par Jacques Michaut-Paternò, Lagrasse, Verdier « Terra d’altri », 2000.
Elio Vittorini Conversation en Sicile, traduit de l’italien par Michel Arnaud, Gallimard « L’Imaginaire », 1990.