Bernard Wallet, « J’aime les palmiers. Leur ombre étroite » (Paysage avec palmiers)

Bernard Wallet (duplicata de la photo de couverture du livre)

En 1992, Philippe Sollers, éditeur de Paysage avec palmiers chez Gallimard (« L’Infini ») écrit en quatrième de couverture : « Beyrouth n’était qu’une simple préparation à une sauvagerie désormais ouverte et universelle. L’histoire, comme le désir de mort, n’a pas de fin ». Le livre de Bernard Wallet paraît le 7 janvier dans la collection de poche « Souple » des éditions Tristram. Ces « choses vues » au Liban disent l’horreur de la guerre, l’horreur qui s’exerce sur celui qui en est le témoin mais aussi une réalité qui ne peut s’approcher que par fragments et éclats. Et la permanence du conflit.

Comme le rappelle la courte introduction des éditeurs, Paysage avec palmiers a d’abord paru dans la revue L’Infini, en 1984, sous le titre Flashes à Beyrouth, avant d’être édité chez Gallimard sous sa forme définitive en 1992. Les premières notes de Bernard Wallet datent de 1976. Ces années (jusqu’au 2016 de la publication en poche) disent la puissance pérenne de ce livre, d’abord ce « j’ai vu » en anaphore, non pas le « je me souviens » d’un Brainard ou d’un Pérec mais « le regard bien calé » (premiers mots du texte) d’un témoin de la guerre.

1507-1Tout commence à Beyrouth, dans le port, « plusieurs cargos ventre en l’air, dans une posture de vieux poissons obscènes ». Ce sont des détails qui ancrent le regard dans la réalité insoutenable de la guerre, les tanks, cette « femme sans visage » transportée par deux hommes qui hésitent entre les urgences de l’hôpital et la morgue. Une langue arrachée et brandie devant l’objectif d’un photographe. Les palmiers « découronnés », des images qui hantent le témoin, dont il rend compte dans la crudité d’une prose qui avance par fragments pour rendre le chaos du réel, son insoutenable violence, cette guerre qui a envahi un lieu, est devenue un territoire et « un statut ».

D’abord voir mais ce qui est vu ne peut s’oublier. Alors « j’écris » et « je me souviens », « j’écris ces souvenirs comme ils me viennent, sans ordre, sans logique.
Certains me sont étrangement doux. D’autres me réveillent la nuit dans d’horribles cauchemars ». Dans ce « Beyrouth est ma maîtresse », il n’est plus possible de lire — « dans cette ville, tous les livres me tombent des mains » — seulement voir puis écrire. Moins pour témoigner sans doute que pour rendre compte. Dire avoir été .

J’écris pour quitter Beyrouth.
J’écris pour que Beyrouth me quitte.

Le « je me souviens » qui scande parfois le livre n’est pas un passé mais ce présent qui hante à jamais, même à Paris, de retour sur Saint-Maur. « Beyrouth me manque ». Le « je me souviens » est la litanie de ce puzzle de visions et de mots, comme ces corps démembrés, pêle-mêle, « qui aura le sang-froid de reconstituer ce puzzle ? »

Tout est arraché, lacéré, les cadavres, les façades des immeubles, la ville, « Beyrouth est une tombe », « Beyrouth est une vieillarde édentée. Beyrouth est une vieille pute obscène ». Tout, la mort et le sexe, le sperme et le sang, tout est obscène, ce mot sans origine établie, peut-être issu de « scène », justement, avant de dire une indécence. Le réel brut, qui se déploie dans toute son horreur sous les yeux du témoin, le « je » face au monde, désemparé, soumis à ces objets impossibles, avec le langage pour seule échappée, une prose elle-même déchiquetée, d’une beauté insoutenable, comme l’horreur peut l’être dans la fascination qu’elle exerce sur l’œil médusé. Le constat, froid, la colère quand la France se lasse de ce conflit qui s’éternise et exige un vainqueur (« de Beyrouth, la France m’emmerde »), le « rire immense » devant La Guerre du feu au cinéma Concorde, l’ironie du nom, salle comble, « la toute première guerre civile fait recette ». Dans ces détails qui s’accumulent, s’entassent comme les cadavres, le regard soupèse et juge. Le regard fuyant de ce franc-tireur arrêté, « il n’a le regard franc que lorsqu’il tire, le franc-tireur » ; « Un militant des Gardiens du Cèdre, la milice chrétienne la plus radicale, l’affirme : Le palmier est un arbre musulman, il faut l’abattre.
Je hais cette bêtise. J’en mesure ici, plus que n’importe où ailleurs, les méfaits meurtriers ».

La majorité des fragments disent le Liban en guerre tel que le regard le voit, par instantanés et saisies immédiates, d’autres sont des cauchemars, le redoublement du quotidien dans des nuits agitées, « je me réveille en sueur », « même mes rêves résonnent du bruit des armes ». La guerre n’a pas de déroulé unique, elle est dupliquée, redoublée à l’infini par les fragments qui s’additionnent, par les images des photographes et ces « milliers d’antennes de télévision » qui « captent et diffusent en soirée les images des bombardements et des combats de la journée ». La violence et la guerre semblent s’autoengendrer, comme le cadavre de cette femme dont la peau du ventre est gonflée par la chaleur intense, distendue par « la pression de ses intestins » : « la femme semble enceinte de sa propre décomposition ».

« Dans Beyrouth, la peur de la mort ne me quitte jamais. Mais c’est une peur qui m’emporte plus qu’elle ne me paralyse. Et il m’arrive parfois d’aller au-devant d’elle de crainte qu’elle ne me surprenne. Dans le dos ».

Bernard Wallet, Paysage avec palmiers, éd. Tristram, 2016, 105 p., 7 € 95

Bernard Wallet, avant d’être éditeur (il a créé les éditions Verticales en 1997) a été sportif de haut niveau, journaliste et globe-trotteur. Paysage avec palmiers est son seul livre publié. Lydie Salvayre, à laquelle Paysage avec palmiers est dédié, lui a consacré BW (Seuil, 2009, disponible en Points).