Raviolis à la laitance d’alose et compote de pommes : American Psycho (Book&Cook)

American Psycho, film de Mary Harron (2000) avec Christian Bale

La « laitance d’alose » est l’un des motifs obsédants d’American Psycho, goûté au Rafaeli’s, au Savoy, au DuPlex, « le nouveau restaurant de
Tony McManus, à Tribeca », ou comme ici au Bacardia où Pat Bateman emmène dîner Patricia, scène dans laquelle les marques de vêtements le disputent aux énoncés gastronomiques, où le lieu où l’on mange est bien plus important que ce que l’on mange :

« Elle arrive avec une demi-heure de retard, et je dis au portier de la faire monter, bien que je la retrouve sur le palier, tandis que je verrouille ma porte. Elle ne porte pas le tailleur Karl Lagerfeld auquel je pensais, mais elle a plutôt bonne allure, malgré tout : un chemisier de soie Louis Dell’Olio avec des boutons de manchette en strass et un pantalon de velours brodé de chez Saks, des boucles d’oreilles en cristal de Wendy Gell pour Anne Klein et des escarpins à bride dorés. J’attends d’être dans le taxi qui nous conduit vers le centre pour lui annoncer que nous n’allons pas au Dorsia, et me confondre en excuses, prétextant vaguement un problème de téléphone, un incendie, un maître d’hôtel rancunier. Elle suffoque un peu en apprenant la nouvelle et, ignorant mes excuses, elle se détourne et se met à regarder fixement par la fenêtre. Je tente de l’apaiser en lui parlant de l’endroit où nous allons, tellement à la mode, tellement luxueux, évoquant ses pâtes au fenouil
et à la banane, ses sorbets, mais elle se contente de secouer la tête, et j’en suis réduit à lui dire, grands dieux, que le Bacardia est devenu en fait beaucoup plus cher que le Dorsia lui-même, mais elle demeure inflexible. De temps à autre, j’ en jurerais, les larmes lui montent aux yeux.

Elle n’ouvre pas la bouche jusqu’à ce que nous soyons installés à une table médiocre, au fond de la grande salle à manger, et encore n’est-ce que pour
commander un bellini. Je commande en hors-d’oeuvre les raviolis à la laitance d’alose avec de la compote de pommes, puis le hachis au chèvre à la sauce de bouillon de caille. Elle prend la daurade aux violettes et pignons, et en hors-d’oeuvre la soupe de beurre de cacahuètes au canard fumé et à la purée de courges, un mélange apparemment un peu curieux mais en fait très bon. Le
magazine New York l’a décrit comme un plat « gentiment espiègle, mais énigmatique », ce que je répète à Patricia, qui allume une cigarette, ignorant l’allumette enflammée que je lui tends, prostrée sur sa chaise, l’air rétif, et me souffle sa fumée en pleine figure, me jetant des regards furieux que je feins poliment d’ignorer, gentleman comme je peux l’être. Une fois nos plats arrivés, je contemple mon assiette — le hachis en forme de triangles rouges recouverts de chèvre teint en rose avec du jus de grenade, entouré d’arabesques de sauce aux cailles, épaisse et brune, et de tranches de mangues réparties tout autour de la grande assiette noire — avant de me décider à le manger, d’une fourchette hésitante.

Le dîner n’a guère duré que quatre-vingt-dix minutes, mais j’ai l’impression que nous sommes installés au Bacardia depuis une semaine et, bien que je n’aie aucune envie de passer au Tunnel après, cela me semble une excellente punition pour le comportement de Patricia. L’addition s’élève à 320 $ — moins que je ne le pensais, en fait —, et je la règle avec mon AmEx platine. » L’obsession de Bateman est de rentrer chez lui à temps voir le « Late Night with David Letterman. Certes, Patricia est désirable, et je ne verrais aucun inconvénient à faire des cochonneries avec son corps, mais l’idée d’être gentil, d’être un compagnon agréable, de m’excuser pour cette soirée, pour n’avoir pas pu la faire entrer au Dorsia (même si le Bacardia est deux fois plus cher, Dieu me damne) me hérisse le poil. Cette salope est probablement furieuse que nous n’ayons pas de limousine ».

9782264039378Ils vont en boîte, Patricia disparaît et quand elle retrouve Bateman « c’est pour s’excuser de son attitude depuis le début de la soirée. « Je te jure, j’ai adoré le Bacardia, la cuisine est fantastique, leur sorbet à la mangue, pffffu… c’était à mourir. Écoute, ça m’est égal de ne pas être allée au Dorsia. On pourra toujours essayer un autre soir, je sais bien que tu as sûrement fait tout ce que tu as pu, mais c’est vraiment l’enfer pour y entrer, ces temps-ci. Mais vraiment, j’ai adoré la cuisine du Bacardia. Cela fait combien de temps que c’est ouvert ? Trois ou quatre mois, je crois. J’ai lu un article fantastique dans New York, ou peut-être bien dans Gourmet… ». Patricia voudrait un autre soir aller au Dorsia après avoir écouté une lecture de Wallace. Mais toujours nommer, aller où il est écrit qu’il faut être.

Bret Easton Ellis, American Psycho (1991), traduit de l’américain par Alain Defossé, 10 / 18, extraits des pages 108 à 113.