Manuel Candré : la fiction comme mirages

Manuel Candré, Le Portique du front de mer (détail couverture)

Manuel Candré présente son livre, Le portique du front de mer, comme l’effet de sa  « rencontre » avec Vermillion Sands, recueil de nouvelles de J.G. Ballard. Le thème de la rencontre est un de ceux qui traversent ce livre : rencontre avec des événements étranges, des mirages extraordinaires, des distorsions du temps, de l’espace, des passions incompréhensibles du corps. A travers cet accent mis sur le thème de la rencontre, l’auteur semble aussi insister sur ce que peut être la littérature, l’écriture comme lieu d’une rencontre perturbatrice du monde et de la pensée qui défait leur mode d’être habituel – pour l’émergence d’une pensée fascinée par les images d’un monde d’images et de mouvements, de devenirs inédits et infinis.

La rencontre est toujours rencontre avec de l’inconnu, relation avec ce qui n’est pas réductible aux formes du reconnaissable, mais qui surtout défait ces formes : les schémas qui font du monde et de la pensée un ensemble d’habitudes sont perturbés, brouillés, effacés. Par là, le monde et la pensée sont transformés, et si la rencontre est maintenue en tant que telle, il devient impossible de retrouver le chemin de nos habitudes, de retrouver un monde fixe, ordonné, clair et rationnel. Le monde change de nature : perdant son quadrillage, les limites par lesquelles il nous est donné comme un ensemble de phénomènes distincts et identifiables, il devient l’expérience d’une impossibilité du monde, l’expérience d’un chaos mobile, aberrant, autant que celle d’une pensée désorientée, errante, absorbée dans les mouvements d’un monde qu’elle ne reconnaît plus et dans lequel elle ne se reconnaît plus.

Vermilion_SandsSi le livre de Manuel Candré répète celui de Ballard, il ne le reproduit pas. Il prélève certains éléments, en introduit de nouveaux, produisant ainsi un double dont la différence implique un dynamisme nouveau qui traverse le texte de Ballard, le défait et le refait autrement, selon d’autres coordonnées et mouvements produisant une sorte d’hallucination ou de mirage. Mais le mirage est ici la réalité : Le portique du front de mer est un mirage du texte de Ballard par lequel celui-ci devient réellement autre chose que ce qu’il était – un mirage ou une image, puisqu’une image n’est pas une représentation mais extrait dans le monde ce que le monde empêche, des qualités qui, par elle, sont laissées à leur singularité, à leur différence, au libre jeu de leur nature et du devenir. Les Tournesols de Van Gogh ne représentent pas des tournesols mais en extraient le jaune, les mouvements de torsion, l’éclatement du cœur : toute la peinture qui est dans les choses, qui est ce que sont les choses mais soustraites au monde – et qui en ce sens ne sont pas des choses –, et que nous ne voyons pas. C’est cette même opération qu’effectue Manuel Candré par rapport au texte de Ballard : en extraire des qualités pour les rendre au libre jeu de leur nature, à une variation qui rend possibles des conjonctions nouvelles et des mouvements inédits.

Sans doute est-ce cela que réalise l’écriture : faire du monde un mirage, le transformer en images qui ne sont pas des images du monde mais qui sont la réalité du monde, celle d’un monde devenu une profusion d’images nécessairement étrangères, infixées, fascinantes. Dans le livre de Manuel Candré, le narrateur et ses amis se rendent dans le désert qui jouxte la ville pour contempler de tels mirages, le désert étant lui-même une image de la mer au bord de laquelle est construite la même ville. Symboliquement la mer exprime le dynamisme vital, le lieu des (re)naissances, des transformations : la mer est mouvement, changement permanent et, en tant que surface indifférenciée, elle est le lieu où coexistent tous les possibles d’un monde qui n’est pas encore un monde mais un ensemble de qualités sans cohérence, un chaos infini. Manuel Candré fait du désert un tel lieu, l’image de la mer qui devient elle-même l’image du désert, l’un et l’autre se rencontrant en une même image qui inclut les puissances de vie et de mort propres à chacun des deux et par lesquelles, au-dessus du désert ou de la surface marine, émergent les images qui s’imposent aux regards fascinés de ceux qui ont déjà basculé dans cet autre monde.

« Un autre jour une île émergea, nous nous tenions en ligne, ne bougeant pas malgré la chaleur insupportable. Elle parut se propulser dans l’air bouillant, portée par les vibrations du sable, dont les ondulations tristes figuraient un lac de quartz fondu. Les mains jointes et trempées, nous la regardâmes s’envoler jusqu’à nous dévoiler sa traîne poussiéreuse, immense tourbillon vague dont se détachait une nuée d’agrégats, écume de pierres et de grains, revenant sans cesse par l’effet de l’aspiration battre les flancs arrière de l’île flottante. Le spectacle nous propulsa dans un état d’intense sidération. Longtemps après, nous pûmes dire que nous avions été, pendant cet intervalle où le temps lui-même se prit à douter de sa propre continuité, les témoins prisonniers d’un message cosmique au sens indéchiffrable. Mais, regardant sur le coup, les yeux brûlés de savoir, nous ne pûmes rien dire ni penser ni faire. Nous n’existions plus ».

Une île au-dessus du désert, un désert qui est à la fois sable et mer, une île prise dans un mouvement par lequel, à travers l’île, se rejoignent l’eau, le ciel, la terre et le sable, le feu, une île qui est aussi un tourbillon pour des yeux qui ne peuvent plus être, les yeux fascinés d’une vie morte et vivante… Ce que le narrateur et ses amis – qui sont autant de doubles – regardent, ce dans quoi leur regard s’abîme, ce sont les mirages et les puissances du mirage, les puissances de l’image : les devenirs sans fin et relations inédites par lesquels un monde apparaît en ne cessant de se nier comme monde, le chaos infini du monde dont l’image est nécessairement habitée.

Est-ce que de telles images ne sont pas précisément ce que produit la littérature si elle n’est pas représentation mais répétition, effacement du monde comme donné au profit d’une prolifération d’images qui sont la réalité du monde, affirmation du chaos ? L’écriture serait le déploiement de telles images, production de mirages, production « d’un message cosmique au sens indéchiffrable » : un délire du monde et de la pensée pour un sujet qui, s’effaçant dans ce qu’il voit, en perd la vue et, loin de voir – c’est-à-dire de tenir à distance l’objet vu et par là le maîtrisant, se sauvant lui-même comme sujet face à l’objet reconnu –, est pris dans une fascination abolissante, l’aveuglement de ses « yeux brûlés » que requiert la vision de l’image. Que peut alors la pensée sinon être brûlée, errer à travers ce qu’elle ne maîtrise mais par quoi, fascinée, elle parcourt les intensités et mouvements d’un chaos, pensée devenant elle-même une image flottant à la surface du chaos ?

Dans le livre de Manuel Candré tout devient image. Par exemple, le livre lui-même, celui que nous lisons, s’il est une image du recueil de Ballard, est aussi, dans une sorte de mise en abyme, un des livres dont il est question dans le livre, un livre déjà écrit ou en train d’être écrit, un texte de M. ou Manuel – image de l’auteur, lui-même image de celui qui est à peine un personnage –, un « manuscrit qui ne compose rien pour l’instant », un « recueil de courts textes fragmentaires qui finiraient par former une errance poétique ». Ce double livre ou livre dédoublé – celui de Manuel Candré, et celui de M. – fait écho, dans le récit, à un autre livre, un tapuscrit qui est à peine un livre, un ensemble de textes informels écrits par un autre personnage, Russ, « dont le thème général évoque la dissolution de l’être sur fond de forêt de givre », « une sorte de flux émotionnel où le sujet se perd dans un vaste désert blanc ». Le texte de Russ, s’il rejoint formellement et du point de vue d’une thématique générale le texte de M./Manuel, et donc celui de Manuel Candré, s’infiltre également dans ceux/celui-ci – à moins que ce ne soit l’inverse – puisque l’on y retrouve, par exemple, le « vaste désert » du texte de Russ, ou encore la « forêt de givre » où se perdront les personnages du roman de Manuel Candré. Par ce montage complexe, Le portique du front de mer apparaît comme un texte multiple, constitué d’échos qui se traversent les uns les autres, d’images impliquées les unes dans les autres et indiscernables – comme, de même, chaque personnage du roman, mais aussi l’auteur, semble se perdre et errer dans le rêve des autres (Ballard lui-même, dans le livre de Candré, étant supposé avoir vécu dans la ville). Il n’y a pas d’être, uniquement des images mobiles, multiples, fragmentées, des images en devenir puisque les images ne peuvent que devenir – « une dissolution de l’être » impliquée par l’ontologie paradoxale de ce livre, l’imaginaire universel que l’écriture y déploie.

On l’aura compris, le livre de Manuel Candré est étrange, très étrange, déroutant. Cette étrangeté n’est pas uniquement à rattacher au genre dont le livre se rapproche, celui de la science-fiction, mais elle est coextensive à l’écriture même, à la question du livre et de l’écriture qui traverse tout le roman, l’écriture étant dans ce roman à la fois une question, un thème et une pratique. L’étrangeté de ce livre est l’étrangeté des mirages, l’étrangeté d’un monde – le livre – qui n’est qu’images, un monde dissout car du fond du monde a émergé un chaos devenu l’être tout entier. Et l’étrangeté du roman tient en grande partie au fait que ce qui y existe ne peut exister que dans l’absence et le vide, dans sa presque disparition, le vide du désert ou l’indifférenciation de la mer en étant les signes les plus manifestes : ce livre n’est pas ce livre, l’auteur est un personnage qui n’est lui-même, peut-être, qu’un autre personnage, une image dans un rêve, un mirage, comme le désert est en même temps mer ou forêt de givre, mirage d’une mer ou d’une forêt glacée, tel personnage étant mort et revenant, on ne sait comment, à la vie… Le livre de Manuel Candré apparaît ainsi comme un mirage, l’image troublante et inquiétante du monde de l’écriture, livre que l’on lit comme on contemplerait un mirage incroyable, dans lequel se perdre et disparaître. Sans doute que, selon Manuel Candré, écrire serait cela : libérer le chaos du monde, en produire des images par lesquelles, fascinés, l’auteur autant que le lecteur se perdraient, s’effaceraient comme s’y effacent le monde et la pensée – pour, « en connexion avec une puissance vitale », un autre monde, une autre pensée.

Si le livre de Manuel Candré reprend certains codes de la littérature de science-fiction, c’est pour en évacuer au maximum la science et en retenir la fiction. De ce point de vue, la science-fiction serait moins un genre littéraire parmi d’autres qu’un révélateur de ce qu’est la littérature, c’est-à-dire la fiction où règne l’imaginaire, la vie des images.

Les personnages du roman sont essentiellement désœuvrés, ils ne travaillent pas, vont dans le désert pour contempler des mirages ou errent dans la ville. Ils passent leur temps à boire de la bière, assis à la terrasse du Zanzibar, à manger des fritures et à fumer. Ils se retrouvent aussi pour rouler dans une Cadillac et s’enfoncer dans le désert. Ainsi, le roman multiplie les signes d’un monde que nous pourrions reconnaître comme le nôtre. Pourtant, déjà, certaines choses étonnent. Quelle est la vie de ces personnages qui ne travaillent pas ? Que sont exactement ces mirages par lesquels ils sont attirés ? Quel est ce désert où la chaleur est tellement intense qu’elle peut rapidement tuer ? Quel est le sens de leur errance à travers les rues de la ville ? Rien n’est précisé, comme si le lecteur possédait déjà la logique de ce qu’il lit alors que cette logique, justement, manque.

Au fur et à mesure de la lecture, l’étonnement fait place à la surprise, jusqu’à ne plus reconnaître le monde dont on parle : la ville apparaît comme une sorte d’organisme vivant, le désert est peuplé de raies des sables qui volent au-dessus du sol et que les personnages vont chasser, désert qui s’étend sur des « millions de kilomètres » et recèle « une mer de lave bouillante », le temps se dérègle autant que les corps, les paysages, la vie… De plus en plus, au fur et à mesure de la lecture, se déploie un monde que nous ne pouvons reconnaître comme le nôtre, un monde qui enfonce ses racines dans une logique que nous ne possédons pas, dans une « réalité » étrangère que nous ne savons nommer. De quoi s’agit-il ? Nous ne le savons pas et ne le saurons pas, puisque ce qui importe est précisément, face au mirage de notre monde que par la lecture nous sommes en train de contempler, de percevoir la destruction de notre monde qui par l’écriture est opérée, d’expérimenter l’impossibilité de notre pensée à tracer ses chemins habituels. Ce qui s’impose de plus en plus est la différence entre le monde du livre et celui que nous croyons connaître, la parenté entre ce que nous lisons et un mirage de notre monde, une image où celui-ci est pris dans une étrangeté que nous sommes forcés d’expérimenter et de penser sans pouvoir la penser.

Ce monde inconnu, impensable, serait celui de la fiction, si l’on entend par là moins une catégorie littéraire qu’un certain état de l’être et de la pensée. Dans le roman de Manuel Candré, le livre que nous lisons est affirmé comme fiction et l’écriture s’affirme comme fiction : production d’un espace atopique, d’un temps achronique, rendant impossible toute action autre que l’errance, tout rapport au monde autre que la contemplation d’une désintégration, tout rapport à soi autre que la disparition, tout rapport à autrui autre que l’indistinction, tout rapport au texte autre qu’une infinie fragmentation (« mon impuissance à faire émerger la moindre composition romanesque lorsque j’écris »). Dans ce monde de la fiction, l’espace perd ses coordonnées, le temps perd ses axes, le monde se défait sans cesse, la parole se dissémine à travers son propre écho. Comment la pensée pourrait-elle penser cela sinon en éprouvant sa propre impossibilité, sa propre errance, et les états aberrants qu’elle traverse ? Le monde devient un désert, une mer, et la pensée, fascinée, perçoit dans le miroir du monde sa propre image comme celle d’un autre inconnu dont elle est le témoin.

La fiction, l’imaginaire, ne seraient pas cependant à comprendre comme un état négatif du monde, de la pensée et du langage, mais un état par lequel le monde et la pensée sont pris dans les puissances de l’image, le déploiement d’une puissance vitale où la vie est productrice des images d’un chaos à la fois destructeur et vivant. C’est cet espace de la fiction que dessine le très beau livre de Manuel Candré, l’espace « géomental » d’un imaginaire substitué à l’ontologie et aux schémas usés de la pensée. De ce point de vue, si dans ce livre l’auteur se réclame de J.G. Ballard, on pourrait également trouver des résonances entre son roman et L’Amour ou encore La Femme du Gange, de Marguerite Duras, mais peut-être surtout, et sur de nombreux points, avec l’œuvre de Maurice Blanchot. Comme chez celui-ci, Le portique du front de mer arpente cet espace de la fiction, faisant de l’écriture ce par quoi s’ouvre et se maintient la rencontre avec un dehors de la pensée et du monde, rencontre par laquelle la pensée et le monde s’abolissent en une prolifération d’images que nous ne pouvons contempler que d’un regard brûlé, fasciné, basculant dans cet autre du monde et de la pensée, ce dehors vers lequel la vie, comme les personnages du roman, cherche sans cesse des issues.

Manuel Candré, Le portique du front de mer, éditions Joëlle Losfeld, 2014, 160 p., 15 € 90