Duras et James : le secret dans la jungle des mots

La bête dans la jungle au théâtre de la colline

Henry James et Marguerite Duras ont beaucoup en commun. Le goût du secret, de l’amour irréalisable, du désir indicible, de regards insaisissables, de voix silencieuses qui tentent de croiser leurs sons muets. James écrit entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe, Duras est la reine de la deuxième moitié du XXe. Ce qui les rapproche, nonobstant le décalage temporel, géographique, sociétal, est aussi la même conception de la littérature. Leurs textes séduisent le lecteur qu’ils attirent dans les filets de l’espace littéraire pour qu’il contribue à combler les absences du récit. On ne pourra sans doute jamais déceler l’image qui se cache dans leurs tapis ou découvrir quelle bête se dissimile dans la jungle de leurs mots, peu importe, le jeu auquel ils nous invitent est celui de continuer à lire et à chercher, à essayer de découvrir ce secret fantôme que recèle tout récit. Peut-être, est-ce ce tour de folie et de magie que tout Art nous fait vivre et que rien, tout simplement rien, ne pourra brider.

Le coup de foudre

Duras va à la rencontre de James par trois fois. En 1961 elle procède, en collaboration avec Robert Antelme, à l’adaptation d’une pièce de Michael Redgrave, elle-même tirée d’une nouvelle de 1888 de James : Les Papiers d’Aspern. La pièce est créée en février au Théâtre des Mathurins dans une mise en scène de Raymond Rouleau. La réception loue le travail du metteur en scène, des comédiens et du décor plus que l’adaptation de Duras. La critique est plutôt impatiente de voir la représentation du Square qui investira le plateau des Mathurins en ce début 1957, une fois partis les personnages de James. Duras a déjà transposé son roman de 1955 sous forme abrégée à la demande de Claude Martin, pour une mise en scène au Studio des Champs-Elysées en 1956. Le Square de 1957 aux Mathurins surprend, on parlera d’ « anti-littérature », une formule très à la mode, employée quand on ne veut pas utiliser « nouveau roman ». Et la pièce aura un spectateur passionné et d’exception qui se rendra au théâtre rien que quatre fois : Samuel Beckett.

Duras, Théâtre © Simona Crippa

Mais Duras revient à James au printemps 1962. Elle travaille seule cette fois à la version française d’une adaptation scénique que le critique et écrivain James Lord s’est procurée de La Bête dans la jungle, la nouvelle de James qui date de 1903. En ce début des années 1960, ce romancier américain est peu connu par le public français et est considéré comme un auteur difficile. Duras y trouve déjà, quant à elle, une esthétique proche de la sienne et absolument contemporaine. En effet, la nouvelle, constituée de six chapitres qu’elle transforme en six tableaux pour le théâtre, rivalise avec les expériences romanesques des Nouveaux Romanciers et de Duras même : histoire inexistante, personnages qui flottent comme des fantômes et théorie du récit en miroir. Qui dit mieux pour ravir l’auteur du déjà remarqué Moderato cantabile, la célèbre scénariste d’Hiroshima mon amour, celle qui deux ans plus tard, en 1964, écrira le plus beau récit d’amour absenté de la deuxième moitié des années 1950, Le Ravissement de Lol V. Stein ?

Le récit de James se réduit donc à peu de matière romanesque, Duras garde ce canevas, seul le prénom de l’héroïne change : May devient Catherine. Une conversion insolite qu’on ne sait si l’attribuer à Lord ou à Duras puisqu’on ne dispose plus du texte anglais. Ce qui est certain est que « May » signifie en Anglais « possibilité » et ouvre les champs de l’abstraction chère à James, tandis que Catherine semble se rapprocher davantage de l’univers des Hauts de Hurle-vent d’Emily Brönte, par ailleurs l’une des plumes favorites de la jeune Duras.

Enfin, l’histoire est simple et étrange : lors d’une réception au château de Wheatherend, John Marcher revoit Catherine Bartram qu’il a vaguement connue autrefois en Italie et à qui il a confié ce qu’il n’a jamais avoué à personne : sa conviction d’être promis à une destin exceptionnel. Catherine promet de rester aux côtés de John pour attendre cet événement qu’il compare au bond d’une bête sauvage. Les années passent, rien n’advient. Marcher ne s’aperçoit pas que Catherine se meurt à force de vivre une histoire qui se refuse à elle. En visite à la tombe de Catherine, Marcher lit sur le visage d’un homme une émotion passionnelle que lui n’a jamais su vivre. Hélas, la bête restera à jamais prisonnière de ce récit.

La pièce d’après Duras est créée en septembre 1962 au théâtre de l’Athénée à Paris et est jouée par Loleh Bellon et Jean Leuvrais dans une mise en scène de Leuvrais lui-même. La presse est partagée, émet de réserves quant à la mise en scène mais loue globalement le jeu de Loleh Bellon. De Duras on commence déjà à dire qu’elle fait du Duras après Moderato et Hiroshima. Cependant, à cause des intimes rapprochements avec son œuvre, James et notamment La Bête dans la jungle ne quitteront pas si vite l’univers scriptural de cette amante des mots et de leur secret. En 1973 Duras écrit les dialogues pour une adaptation télévisée de The Pupil (une nouvelle de James de 1891) que Luc Béraud réalise sous le titre Ce que savait Morgan, Bruno Nuytten sera en charge de la photo. Et quant à la bête, elle a beau être tapie, au théâtre elle ne cessera de bondir et rebondir.

Vers la fin de 1978, James Lord fait savoir à Duras, depuis son voyage en Égypte, que Delphine Seyrig et Sami Frey, rencontrés lors d’un dîner en compagnie du metteur en scène argentin, Alfredo Arias, qu’ils seraient tous enchantés de travailler ensemble dans une nouvelle adaptation de La Bête dans la jungle. Duras a déjà songé à la réécriture du texte et caresse aussi le projet d’une adaptation cinématographique. Celle-ci ne verra pas le jour, mais l’auteur reprendra le texte de James en le modifiant au cours des répétitions, tout en s’inspirant aussi d’un enregistrement de lectures et des discussions faites avec les acteurs Delphine Seyrig et Sami Frey. La pièce sera, comme prévu, mise en scène par Alfredo Rodriguez Arias au Théâtre Gérard-Philipe de Saint Denis. Les répliques des comédiens seront accompagnées tous les soirs par les notes de la musique de Carlos d’Alessio.

L’accueil de public et de la critique est mitigé. Des réactions bizarres parce que La Bête dans la jungle demeure une adaptation d’envergure dans la production de Duras et parce que Duras fait véritablement sienne cette pièce qu’elle aime au point de commettre les infidélités nécessaires de la bonne traduction. Gilles Costaz dira précisément « Le cadre est de James, la toile de Duras ». Les transpositions du langage ne relèvent-elle pas du désir de faire jouir la langue ?

Delphine Seyrig dans La Bête dans la jungle, film de Benoît Jacquot, 1988
Delphine Seyrig dans La Bête dans la jungle, film de Benoît Jacquot, 1988

La chambre d’échos entre Duras et James se répète. En 1988 Benoît Jacquot filme en studio la mise en scène d’Alfredo Arias dans un décor de Roberto Plate avec les mêmes comédiens Sami Frey et Delphine Seyrig, Carlos d’Alessio toujours au piano. Benoît Jacquot offre ici un très bel exemple de film-théâtre, réalisé avec la délicatesse et la finesse qui sont les siennes. En 2001, Eric Vigner reprend l’adaptation de Duras pour le Théâtre de Lorient et en fera une version très remarquée. En 2004 c’est au tour de Jacques Lassalle de reprendre l’adaptation durassienne de James en confiant à Gérard Depardieu et à Fanny Ardant le rôle des amants à l’amour évité. On reprochera à Depardieu de n’avoir su être aussi spectral que son prédécesseur Sami Frey, mais le duo de comédiens est remarquable, Fanny Ardant par ailleurs reprendra le prénom de l’impossible possibilité du sentiment : May.

La dernière adaptation de La Bête dans la jungle est due à Célie Pauthe, en 2015 au Théâtre de la Colline. Elle la fait suivre par une transposition théâtrale de La Maladie de la mort. C’est assurément une proposition pertinente qui offre au public un véritable dialogue sur scène entre James et Duras. Le rapprochement des deux textes est d’autant plus juste qu’ils datent tous les deux des années 1980, lorsque Duras revient à la littérature après une période dédiée à l’écriture pour le cinéma et à la réalisation de films. 1980, c’est aussi et surtout l’année de la rencontre avec Yann Andréa.
L’adaptation de La Bête dans la jungle est le fruit de cette époque où l’écriture de La Maladie de la mort se met en place. Où Duras est de plus en plus dévastée par l’alcool et par la déchirure d’un amour qui la tient à distance de l’être aimé. De fait, Duras vit avec Yann Andréa ce que May Bartram vit avec John Marcher. On meurt d’avoir été victime d’une « bêtise du cœur ».

Dans une dernière remarque à propos de la pièce qu’elle publie dans la revue L’Arc en 1983 sous le titre Le château de Weatherend, Duras écrit : « J’ai eu aussi la tentation au cours de ce travail, par moments, de dénoncer la monstrueuse naïveté de John Marcher, naïveté qui frôle une carence pathologique de l’imaginaire, ou, si l’on veut, une bêtise du cœur. Mais j’ai découvert qu’il s’agissait là d’une indigence très fréquente chez les hommes de l’ancien-récent temps qui étaient occupés d’eux-mêmes jusqu’à commettre parfois le meurtre de l’autre, la femme ou l’enfant, meurtre qu’ils ne voyaient pas. Cette généralité innocentait John Marcher. ». La « communauté des amants » comme l’appellera Blanchot dans sa glose de La Maladie de la mort, est à jamais évanescente. Et le lien entre James et Duras est là, dans cette nécessité de mettre en scène la douleur d’une proximité impossible gardant la seule proximité possible : l’espace textuel. Leur secret n’est pas le sexe mais dans le texte. Encore que la littérature a le droit de mort, comme la maladie de l’amour mort.

L’histoire d’amour

James et Duras sont deux écrivains qui ne se croiseront pas uniquement à travers ces deux textes, pourtant échos remarquables et remarqués. En 1987 Emily L. est un récit qui met en scène un couple de narrateurs, vraisemblablement Duras et Yann Andréa, en train de regarder un couple d’Anglais assis à un comptoir de café. Lui, c’est un « Captain », elle, sa femme, Duras Emily Lun poète manqué parce que son mari, jaloux de la poésie, a brûlé le seul texte auquel elle tenait, pour lequel elle désirait vivre. Les histoires de ces deux couples s’anéantissent dans le miroir qui reflète leurs ombres dans cet espace commun. Un miroir qui fixe le vertige des débris amoureux, des ententes échouées, des paroles jamais prononcées. Parce que personne dans Emily L. n’est à même de raconter une histoire d’amour, cela reste un trou qui perce le globe de par son ignorance ontologique de dire je t’aime. Et James revient, le temps d’une réplique de la narratrice qui reproche à son narrateur partenaire de ne savoir ni aimer ni raconter : «  La connaissance de l’histoire, vous la posséderez comme le héros de Henry James, quand elle sera terminée ». Le couple est montré ici à travers ses blessures anamorphiques qui saisissent en même temps les fêlures du raconter de la modernité.

James et Duras jouent le jeu de la disparition de la littérature parce qu’ils savent que tout amour est condamné à disparaître ou à ne jamais apparaître. Et ce jeu d’occultation prend des aspects très divers dans leurs œuvres. Le choix de la subjectivité en est un, le narrateur omniscient laisse la place à la partialité du point de vue d’un narrateur qui ne connaît pas toutes les données de l’histoire racontée. C’est souvent un personnage fictif doté d’une existence à l’intérieur du livre, qui contribue à la mise en place du récit, récit qui James La Bête dans la jungleconnaîtra forcément des absences dues au manque d’objectivité du personnage. Le souci du point de vue est un procédé que James commente souvent dans ses préfaces. C’est aussi un point essentiel de la poétique de Duras. James donne à ce genre de personnage au regard partiel, le nom de « reflector », à savoir : miroir. Sur ce modèle, il commence à construire par touches qui relèvent du seul secret, la peinture toute en clair-obscur qu’est le texte de Portait d’une femme (1881). Dans Ce que savait Maisie (1897), la position de « reflector » est tenue par un enfant témoin d’un drame et détenteur du terrible secret qui mine de l’intérieur le récit. Le Tour d’écrou (1898) est une histoire très subtile où le narrateur devient sujet même de l’énigme qui porte le texte. Dans Les Ambassadeurs (1903) tous les événements apparaissent par l’intermédiaire d’un seul personnage, ce qui permet de les mettre en doute un par un. Voici les contradictions insolubles, les apories de la conscience intime qui sont aussi la conscience de la littérature, de cette nouvelle littérature que Duras ne manque pas de remarquer et d’apprécier.

Elle aussi laisse à plusieurs narrateurs la possibilité de forger les personnages de ses livres. Dans Le Marin de Gibraltar l’histoire est racontée par imagesintermittences, tantôt par un narrateur qui n’a pas de nom, tantôt par Anna, la femme qui est à la recherche du marin de Gibraltar. On ne saura jamais qui est le marin tant il est peint de manière à chaque fois différente, assumant différents métiers, voyageant dans le monde entier, toujours insaisissable toujours évanescent. Lol V. Stein est la merveilleuse absente de son récit précisément à cause d’un amour manqué. Son existence est sans cesse mise en doute par un supposé narrateur qui devrait détenir les reines de la narration de par son nom, Hold, mais qui ne sait plus où il en est : « Voici tout au long mêlé, à la fois ce faux semblant que raconte Tatiana Karl et ce que j’invente sur la nuit du Casino de T. Beach. A partir de quoi je raconterai mon histoire de L. V. Stein. ».

Jacques Hold est le « reflector » de Duras, celui qui sait sans tout savoir et qui met au centre du texte sa propre incertitude ainsi que l’incertitude de toute histoire racontée. Dans le Vice-consul la narration du récit passe tour à tour de Peter Morgan à un narrateur omniscient ou encore à un personnage du récit. Et les Indes d’India Song sont racontées par des « Voix » dont on ne connaît pas l’identité.

On peut donc dire que les deux auteurs traitent leurs textes de manière semblable. L’Image dans le tapis est le motif central de l’œuvre de James, qu’il travaille à titre de secret littéraire. Le Marin de Gibraltar est un moyen pour Duras de ne jamais toucher à la fin de l’œuvre et de continuer à écrire le livre qui ne viendra jamais.

Blanchot ne manquera pas de rapprocher, lui aussi, et on devrait dire, lui surtout, éternel et extraordinaire gloseur de la modernité littéraire, La Maladie de la mort et La Bête dans la jungle. Parce que James et Duras participent du même art qui est « le chiffre de l’indéchiffrable » : sans vouloir l’avouer à eux-mêmes, cet Art essaie sans cesse de déchiffrer l’amour. Fou.