Frank Smith (par Amaury da Cunha) : la poésie n’est pas une solution ?

© Frank Smith

Diacritik publie un long entretien d’Amaury da Cunha avec Frank Smith à l’occasion de la parution de son Fonctions Bartleby, Brefs traités d’investigations poétiques, qui vient de paraître aux éditions Le Feu sacré. Il y est question de poésie, du rapport du langage au réel et au monde, d’archives, d’un regard qui fait image et sens.

Souvent vos projets se définissent par la négative : « La poésie n’est pas une solution » « je préférais ne pas… ». Est-ce un programme qui place la suspicion (ou la prudence) au cœur de vos projets ?

Frank Smith : « La poésie n’est pas une solution » est une « phrase définitive » de Philippe Castellin et Jean Torregrosa (Aketanon). Je l’ai adoptée pour titrer un programme d’émissions dédiées à la poésie contemporaine, que j’ai produites pour la grille d’été de France Culture en 2012.

« Je préférerais ne pas » est la formule célèbre prononcée par Bartleby, le héros de la nouvelle éponyme de Melville, elle en constitue en quelque sorte la valeur marchande. Il me semble que l’heure bartlebyienne écarte toutes les phrases à venir, elle les disperse et on est loin encore d’avoir tout dit de ce renversement créatif. Les phrases nouvelles doivent se mettre à agir non pour reproduire le monde mais pour y croire, l’inventer, le redresser et le créer. Le négatif résulte de l’existence d’une force vitale. Jamais l’affirmation ne jaillirait si d’abord la négation ne brisait ses relations avec les forces mortifères et ne devenait puissance d’affirmation dans l’homme qui veut détruire.
Le mot avisé c’est « oui », mais un écho le précède et le suit qui dit « non ». Passer par le négatif pour non pas s’en servir comme d’une machine mais pour atteindre le point où la machine est changée, tout le négatif anéanti. Un « oui » qui s’oppose au « non » qui nie la vie, la différence à la contradiction, la légèreté à la pesanteur, la joie du multiple, la joie du pluriel, une détonation. Affirmer la vie au lieu de la mutiler, la déprécier. Car la dépréciation suppose toujours une fiction : c’est par fiction qu’on falsifie et qu’on déprécie, c’est par fiction qu’on oppose toujours quelque chose à la vie. Créer c’est affirmer, non pas porter ni assumer. Le monde n’est ni vrai, ni réel mais élan vital et culte de l’affirmation.

Qui est Frank Smith ? un artiste, un écrivain, un poète ?

Je ne sais pas bien faire avec ce qui concerne tout élément biographique. Comme si ces miettes de matières intangibles étaient toujours factices, contingentes et défaisables à mes yeux. Un bloc de faits déjà en état de ruine. Comme si par ces données obéissantes, on devait toujours en revenir à une introspection, à éclairer, interpréter des zones prétendument obscures, justifier comment telle pratique devrait répondre à telle inscription, tel discours à tel acte, lesquels refléteraient telle richesse (ou pauvreté) intérieure. Au bout de cette parole, c’est toujours un autre juge qui agite les conclusions. Que dois-je faire de ma vie ? La capture n’est pas celle d’une identité problématique à connaître mais d’une force de vie à développer pour une œuvre de vie à accomplir en ne se prenant surtout pas au sérieux. Ne cherche-t-on pas à instaurer des rapports humains et politiques ? Et quant à moi, je sais que ce qui m’affecte et me ronge, les problèmes qui fonctionnent, les angoisses qui me traversent, les rêves qui se penchent en avant. Tout par hypothèse provient d’un désir trop encore méconnu, et je gagne peut-être à l’interroger en le dépliant dans un propos adressé par voie de livres et de films.

« Frank Smith » : 289 000 000 résultats sur Google. On est tellement nombreux dans ce nom que c’est le nom de personne, comme si sa fonction anonyme s’exerçait à la fois sur les signifiants d’une conduite d’écriture, d’une pratique de la langue et sur le langage du corps. Ce nom de personne amorce des circuits et des enquêtes en cours. Poetic war reporter, avec des mots et des images, de tous les côtés du langage ? En me méfiant des rhétoriques, du verbiage, des fausses prudences, de la discrétion.
C’est le « on » qui m’intéresse, celui du collectif, de la co-existence, une identité qui reste en réserve, et ce « on »-là est sans doute une façon de relier et mélanger les deux énoncés « Je pense donc je suis » et « Je est un autre » pour s’éveiller au fait que : « Un autre pense donc on est ».

Je me suis rendu compte que la création, par un système d’interactions à induire, pouvait consistait à connecter des flux sur d’autres flux où tous sont relancés l’un par l’autre, des textes avec des images avec des sons et dans tous les sens, comme une machine reliée à l’effet toupie — précession puis nutation, et fonction elliptique. Une pensée rotative en mouvement, où un groupe d’images, de sons et de textes tournent de plus en plus vite autour d’un point mystérieux, par opposition à la chaîne linéaire allégorique. C’est élancé et ça tourne sur soi-même, jusqu’à la chute où les corps ne chutent pas — pas de mutisme sec des gestes —, y a le plastique qui protège ? On cerne des prises de vues différentes, sous des éclairages et des propositions de sens variés. L’origine de la parole qui se détend, dénoue, et se multiplie. Une oscillation en continu et qui progresse, va de l’avant pour affleurer, découvrir, lever le voile, soulever le drap. On voit, on entend, on sent la menace de chaque instant. Et le soulèvement qui soulève, pour révéler au jour, au-delà des conventions, des non-dits, des peurs et des petites compromissions. L’a-personnification, on peut dire ça aussi ? Un tournoiement, donc. Politique. Et déjà, c’est une définition de la poésie qu’on tente de porter. On n’est jamais ceci ou cela, auteur ou poète ou installateurs de mots ou vidéaste ou artiste, on ne peut que le devenir. Jamais n’être quelqu’un. C’est en cours, c’est une exploration interminable. Allégé du pouvoir de dire je, transformant sa nature en tant qu’auteur, le seul intérêt d’apposer une signature au bas d’un livre ou d’un film, alors, c’est poser un doute, c’est pointer une exactitude négative, une incertitude inquiète et insurmontable.

Comment définir cette porosité manifeste entre poésie et information à l’œuvre dans vos textes ?

Chacun de mes livres est une volonté de découper un objet poétique et sur ma table d’opérations sont rassemblés des « documents poétiques ».

Guantanamo (Seuil, « Fiction & Cie », 2010) a été composé à partir de la transcription d’interrogatoires menés auprès de prisonniers du centre de détention américain, déclassifiés en 2009 par le département de la Défense au nom du « Freedom of Information Act » ;
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Gaza, d’ici-là (Al Dante, 2013) est fondé sur le « Rapport de la mission d’établissement des faits de l’Organisation des Nations unies sur le conflit de Gaza » — dit « Rapport Goldstone » — lequel se concentre sur les événements ayant eu lieu lors des interventions militaires menées par l’armée israélienne à Gaza, entre le 27 décembre 2008 et le 18 janvier 2009, sous le nom d’« Opération Plomb durci » ;

États de faits
(L’Attente, 2013) puise dans une série d’articles publiés dans la presse française et anglo-saxonne pendant toute la durée du conflit survenu en Libye, en 2011.
Isle de Jean Charles, Lousiane (L’Attente, 2015), construit à partir d’entretiens que j’ai réalisés auprès des habitants de cette île du sud de la Louisiane, traite des conditions de survie d’une communauté d’Indiens en sursis.

Arpenter ce chemin d’écriture consiste d’abord — dans un état d’urgence devant l’histoire catastrophique — à lire et relire des archives, pour les fracturer, les désarticuler, en saisir tous les arcanes et se fixer, surfer sur des lignes préexistantes. Il s’agit, comme l’écrivait Arthur Adamov à propos d’Antonin Artaud, de « retrouver l’ossature effrayante des choses ». Je m’intéresse d’abord aux témoignages qui y sont recueillis, en excluant les analyses, les commentaires et les conclusions qui y sont délivrées — lesquels peuvent être sujets à caution, contestation, voire rétractation comme cela a été le cas avec le juge Richard Goldstone. Je m’appuie uniquement sur des actions et des faits tels que rapportés par les protagonistes dans les artefacts d’origine.

Arracher les documents à leur évidence de libérer les problématiques qu’ils tendent et reconnaître qu’ils ne sont pas seulement la matière tranquille et inoffensive à partir de laquelle on pourrait poser des questions mais qu’ils interrogent par eux-mêmes toute une panoplie d’irrésolutions publiques. Pour chaque traitement d’un document, il s’agit d’une opération inédite (inédite en tout cas pour moi), c’est-à-dire un processus en mouvement visant, par réappréciation des données de l’actualité du monde, à obtenir un résultat nouveau et inconnu à partir d’une série d’outils déjà existants. Ce mode opératoire est ainsi constitué de matières textuelles expurgées de toute intention d’énonciation et redéployées, agencées à nouveau ensemble, au moyen de puissances lexicales, syntaxiques et grammaticales appropriées, afin de libérer la vie dans les choses et donner naissance à un livre.

Par des actes de remodélisation, je procède comme un copiste ou comme un assembleur d’assertions et de fragments dispersés. Serrer les dents, ne pas crier, trouver la chose vive. Dans une poésie « littérale » où l’œuvre « dit ce qu’elle fait et fait ce qu’elle dit », s’en tenir à ce qui non pas apparaîtrait comme non-dit ou sur-dit MAIS à la seule inscription de ce qui est dit. Le sens qui alors se dégage du texte n’est aucunement celui d’un original exhumé mais est engendré, au contraire, par l’expérience de la lecture seule. Il y a un moment, il y a un temps réel en tel lieu précis du discours et de l’existence où on croit que quelque chose est vrai et où on construit un équilibre à partir de cet instant de conviction. C’est « le mot juste du moment » (Jean-Luc Nancy).

L’écrivain, l’artiste, en tant qu’il porte ses réflexions et ses recherches sur les devenirs de la condition humaine, est d’autant plus nécessaire que la cause qu’il entend servir est celle de la vérité, celle de la réalité factuelle. Il est hanté par la fragilité des faits, lesquels ne peuvent compter que sur ceux qui les raconteront et qui les légueront, par fidélité à la formule d’Hérodote : « Dire ce qui est tel qu’il est. » Considérer le témoignage, passer au crible du monde ce témoignage, en recueillir sa manifestation dans l’histoire contemporaine, son conditionnement, sa détérioration. Et s’installer en lui, l’événement, chaque fois dans son attente, et le traiter comme étant formulé par quelqu’un, né dans des circonstances particulières mais toujours continues, poursuivant sa route d’événement toujours, rendu compte par des représentations singulières, adressé à quelqu’un d’autre. Jusqu’à un lecteur, à un peuple de lecteurs.

© Frank Smith
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Est-ce un projet politique ?

Je nomadise en effet le long de la ligne de jonction entre la poésie et le politique, qui voudrait faire tendre le langage vers une limite à partir de laquelle dériver par des détours extensifs, afin de révéler la vie ou ce qu’il en reste dans les catastrophes actuelles. Je poursuis une voie et m’y tiens. On expérimente, on articule, on mesure les tensions qui se créent au sein de ce qui arrive dans le monde. C’est une table de dissection en actes.

Je voudrais essayer de définir cet espace blanc d’où je parle et qui prend forme lentement dans un discours que je mets en œuvre au cœur de mon traitement poétique du matériau documentaire. Je ne procède pas par déduction linéaire, mais plutôt par cercles concentriques, et je circule du dehors vers les plus intérieurs. Je ne me considère jamais comme une conscience parlante, ni comme un producteur de formulations, mais je tente d’adopter, de traverser des positions qui peuvent être remplies sous certaines conditions quand la parole de certains individus a été anéantie. Je cherche à savoir — à travers de tels agencements mobiles — comment ça fonctionne. Un propos qui voudrait établir une possibilité et que je sens si précaire et si incertaine encore quant à moi : quels nouveaux rapports avons-nous avec la vie, avec le langage, avec le mal qu’on fait à l’autre aujourd’hui. Manipuler des documents dans le sens du collage et du montage, s’attacher à relever de tels signes, c’est créer un devenir à partir de la mémoire quand le cours de l’expérience a chuté, quand l’Histoire a été littéralement démontée, quand des témoins reviennent muets d’un champ de guerre, par exemple, ou quand, dans une situation de conflit extrême, les conditions de coercition et les formes de violence sont telles qu’elles rendent incapables de livrer le récit d’une expérience terrifiante, inimaginable. La forme du texte est ce qui permet justement, en reformant un langage, de rester vigilant face aux catastrophes qui s’annoncent, de toucher le réel au plus près de son devenir conflictuel. Et le réel, la honte d’être un homme, ils excèdent, à Gaza, à Guantanamo, en Libye…

Le poète est ainsi un généalogiste, non pas un juge de tribunal, ni un mécanicien à la manière utilitariste. Le poète attend beaucoup de choses, une nouvelle organisation de la communauté, une nouvelle organisation de la pensée poétique, une détermination politique des valeurs de l’avenir en commun, une pluralité de sens, une constellation, un complexe de coexistences et de co-errances. On s’existe.

La documentation semble s’être substituée à l’inspiration… Cette dernière est-elle devenue obsolète dans notre monde ?

L’inspiration a trop à voir avec l’intériorité. Angoisse, gémissement, culpabilité, toutes les formes du mécontentement. Opposer expiration à inspiration, dans le jeu et l’innocence. Attaquons l’inspiration avec ses propres armes, diffusons un virus dans l’imagerie imaginante. Limitons les palpitations de l’inspiration pour qu’elle ne demeure plus qu’un acte par lequel l’air est introduit dans les poumons.
Faire œuvre documentaire, c’est avoir affaire à des êtres réels, des faits authentiques, que l’on ne saurait manipuler en toute impunité. S’opposent ici le plan formel de la poïétique et le plan moral de la praxis. Une telle pratique documentaire « restreinte » s’en tient à la factualité des événements, elle se démarque de la pratique « élargie » qui a recours, elle, à l’invention et l’imagination, non pas nécessairement pour s’éloigner du réel mais plutôt pour en combler les manques et les zones d’ombre. Il n’y a pas de littérature sans fabulation mais, comme Bergson aide à le comprendre, la fonction fabulatrice ne consiste pas à imaginer ni à projeter un moi. Elle atteint plutôt à des visions, elle s’élève jusqu’à des devenirs ou puissances. Écrire = créer le monde extérieur en interne, ne plus être soi-même, disparaître du milieu de vous. « Non pas en arriver au point où l’on ne dit plus je, mais au point où ça n’a plus d’importance de dire ou de ne pas dire je. » (Gilles Deleuze, Félix Guattari, Rhizome, Minuit, 1976, p. 9)
« I see my face pass through yours », écrit la poète américaine Lynn Xu.
« Même la prononciation du nom peut intervenir comme la forme la plus extraordinaire de reconnaissance, particulièrement quand on est devenu un sans-nom, ou lorsque notre propre nom a été remplacé par un chiffre ou lorsque plus personne ne s’adresse à nous », remarque Judith Butler. Donc enclencher le processus poétique comme catalyseur de la déprise de soi. Dé-cohabitation de soi, se dissocier de soi et atteindre peut-être à ce que Hayden White appelle la catégorie des « voix moyennes », qui rend compte de l’équivocité d’un sujet dont le statut est à la fois actif et passif. Une voix non plus vocale mais détimbrée, une forme figurée de voix. Une voix, des voix — on, comme étant la quatrième personne du singulier. Cette idée de figures étranges de voix, de polyphonie de foule qualitativement anonyme, constitue une manière de vivre et d’accepter les vies dans la vie.

© Frank Smith
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Qu’est-ce qui caractérise la poésie objectiviste que vous revendiquez comme une influence ? Comment se manifeste-t-elle dans votre travail ?

Désirer écrire quelque chose qui ait pleinement les qualités de l’objet. Pris isolément, les propositions, les mots et les phrases sont sans doute aveugles, non-éclairantes, et comment s’y fier alors ? Mais par certaines possibilités de les combiner, par l’engendrement de certaines articulations pour leur faire prendre position, des phrases composées à partir de ces mêmes mots ont la capacité de devenir des « visibilités » (Benjamin) exactes. Dans une lettre du 13 mai 1871 à Georges Izambard, son professeur, Arthur Rimbaud affirme qu’il s’agit de « trouver une langue [pour] être voyant. […] se faire voyant. […] se rendre voyant » afin de parvenir à ce qu’il nomme programmatiquement une « poésie objective », en opposition à « la poésie subjective [qui] sera toujours horriblement fadasse ».

J’ai été guidé dans cette approche par les poètes objectivistes (Louis Zukofsky est l’inventeur du mot « objectivisme ») — pour lesquels la forme du poème est ce qui permet précisément l’« objectivisation » du réel, c’est-à-dire l’enchainement prolongé des actuels au plus rigoureux — et notamment Charles Reznikoff. Je l’ai beaucoup lu après avoir assisté au Théâtre de la Colline à Paris, à un spectacle mis en scène par Claude Régy, une adaptation de Holocauste, l’un de ses textes fondateurs construit à partir des minutes du procès Eichmann à Jérusalem et composé de micro-fictions agencées sériellement. Reznikoff occupe une place encore trop discrète dans la littérature américaine du XXe siècle, recourant souvent à l’édition à compte d’auteur. Il a brièvement collaboré avec les poètes de The Objectivist Press dont le projet était précisément l’inscription du poétique dans le récit du témoignage.

« Pas d’idées sinon dans les choses […] Pas d’idées sinon dans les faits » selon l’axiome de William Carlos Williams, (Paterson, Book 1, New Directions, 1946, p. 6) : aucun mode de représentation ne doit dépasser ou fuir, qui n’aurait pas été inscrit dans les propos délivrés par des hommes et des femmes aux vies abandonnées, des vies qui n’ont pas été pleurées, des populations précaires qui ont vu et vécu l’horreur, ou des paroles rapportées par ceux qui ont disparu. C’est Ezra Pound qui réussit à obtenir en février 1931 que Louis Zukofsky, alors totalement inconnu, soit invité comme éditeur et coordonne un numéro du prestigieux magazine Poetry. Le numéro paraît sous le titre « “Objectivists’’ 1931 ». Les deux maîtres-mots de la doctrine objectiviste y sont alors définis : la sincérité et l’objectification, c’est-à-dire à la fois le sens du détail et la force de la plénitude, une inclinaison en faveur du grain des choses et le désir d’un poème comme objet. On pourrait donc parler de poète-reporter, qui capte l’homme dans son écosystème séquence par séquence. « Il s’agit de ne prétendre qu’à ce qui se trouve objectivement réalisé » dit pour sa part Francis Ponge (Méthodes, Gallimard, 1988, p. 208). Cette conception de la poésie bâtie selon des considérations éthiques et esthétiques est une forme à elle seule d’éthologie, chaque acte de langue étant tributaire d’un « milieu » poétique. Une création dont le régime n’est jamais de pure invention.

Charles Reznikoff fait partie de ma réflexion sans que je le suive pour autant comme on épouserait une pensée sacrée. J’adapte son œuvre exceptionnelle à de nouvelles fins, et c’est d’ailleurs sans doute l’un de ceux qui m’auront montré qu’il était possible de faire cet usage d’autres écrivains. Il me semble qu’une formulation plus appropriée à ce que nous nous devons d’explorer aujourd’hui, en 2014, serait 887c1d9_fx11571de parfaire celle que Charles Olson, dans son manifeste pour un vers projectif, appelle « objetisme », qui instruit la nécessité pour un texte de poésie d’être façonné d’une manière aussi brute qu’un morceau de bois quand on l’extrait de la forêt.

« L’objet-isme, dit Olson, c’est se débarrasser de l’interférence lyrique de l’individu en tant qu’ego, du “sujet” et de son âme, cette singulière présomption par laquelle l’homme occidental s’est interposé entre ce qu’il est en tant que créature de la nature […] et ces autres créations de la nature que l’on peut, sans être péjoratif, appeler objets. L’homme est en effet un objet lui-même, quel que soit l’avantage qu’il en tire, d’autant plus susceptible de se reconnaître en lui-même que ces avantages sont notables, en particulier au moment où il atteint une humilité suffisante pour en faire usage » (Projective verse, in Poetry New York, n° 3, 1950).

Admettre ainsi qu’on ne peut pas déchiffrer l’aspect des choses parce qu’on les a toujours devant les yeux. « Notre erreur consiste à chercher une explication là où nous devrions voir les faits comme la source d’un phénomène primitif, c’est-à-dire là où nous devrions dire simplement : tel jeu de langage est joué », dit Ludwig Wittgenstein. La littérature doit être faite de phrases qui se donnent pour ce qu’elles sont. Nous devrions donc apprendre à croire à la simplicité car tout se tient ouvert devant nous, dans son plus simple appareil. Et c’est une éthique. Et c’est une politique. Et c’est une raison d’être et d’agir. On pourrait appeler poésie ce qui est possible avant toute découverte et toute invention. Et ne pas chercher à normaliser, codifier, purifier du langage quotidien, car le seul langage sensé est justement ce langage de tous les jours quand il est ôté de son usure.

À cela on pourra objecter que toute représentation du réel, aussi neutre et objective soit-elle, s’adosse toujours à une ontologie, une épistémologie et une méthodologie, au moins implicites, qui mettent en jeu une construction du réel et une certaine « manière de faire le monde ». Dès lors, il apparaît que cette « factualité du réel », si elle doit être maintenue à l’encontre de toutes les dérives visant à la nier, doit cependant être interrogée et repensée. Ainsi donc, choisir de « faire écho. Se taire, écouter. Choisir. Recueillir. Restituer l’écho. La réverbération logique. La réflexion. Réciter » (Emmanuel Hocquard, Ma haie, P.O.L, 2001, p. 61). Rester apposé au réel, refuser toute manœuvre d’embellissement de la langue pour au contraire araser l’écriture. Cette tentative post-objectiviste que je poursuis, à travers une série d’investigations menées pour élucider certains des événements catastrophiques contemporains, participerait ainsi de la poésie à la limite de la poésie.

Une dernière question concerne l’intensité. Comme « l’inspiration », fait-elle partie du « vieux monde » de la poésie ?

Toute intensité est de mouvement réel, c’est quand la lumière engendre quelque chose. L’intensité mouvante c’est le signe de la multiplication créatrice du monde. Elle fait bouger le système poétique dans « tous les caractères parmi toutes les apparences » (Rimbaud).

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Photogramme via Frank Smith

« Le crime est mondial. Les questionnements, planétaires » : Le crime du vendredi 13 : impensable ? Quelles réponses ?

Je ne veux absolument pas jouer le rôle de celui qui prescrit des solutions, prophétiser. Le terrorisme est une maladie de la terre, et on a à traiter le monde comme symptôme pour y chercher les indices de cette maladie, les marqueurs de vie, de guérison ou de santé. Il n’y a plus sur la terre un seul point d’où pourrait jaillir la lumière d’une espérance. Saisis par la colère des faits, apprenons à reconnaître le courage, à penser comme des hommes. La poésie est une nouvelle manière de penser = pensée affirmative, une pensée qui affirme la vie, et la volonté dans la vie qui ne se sente ni coupable ni responsable, une pensée qui expulse enfin toute la mort. Vouloir ça = créer ça. La pensée dépasse les limites que lui fixe la vie dans des reprises où la pensée se reforme et redistribue ses complexités comme puissance collective et privée. Que la vie cesse d’être une réaction. Encore faut-il savoir s’ouvrir aux rencontres par une nouvelle image de l’acte de pensée qui dépasse les personnes et les individus. Que l’un soit pour l’autre, que l’un soit dans l’autre. Reconstruire à partir des larmes ensevelies à la surface des corps et de la terre.

Frank Smith, Fonctions Bartleby, Bref traité d’investigations poétiques, éd. Le Feu Sacré, décembre 2015, 72 p., 7 € 50 — Lire les premières pages

Amaury da Cunha a consacré un article au livre de Frank Smith dans le dernier Monde des Livres, « la non-préférence créatrice ».

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