L’a bébé c’est C.C DD dédé aire, erre

Olivier Steiner

Christine la sœur de cœur me propose un abécédaire, mon abécédaire, portrait chinois, questionnaire de Proust ou tout ce que je voudrais, genre. Je commence l’abécédaire, tel jour, ça me fait plaisir, j’y vais bon train, de A comme amie à Z comme zut. Le lendemain je regarde je relis, je débande, je vois que tout est menti. Ce seraient d’autres mots, d’autres lettres, des écailles sortent tombent de mes yeux chaque jour et chaque jour elles sont différentes, écailles oui, ou follicules non rompus, chutes. A donc, lettre A mais bébébébé, B, ça s’entête, ça bute, ça ne sort pas, papapapapapa.

Au début de ma vie, j’étais aphasique. Mythologie, roman familial, oui, non, la vérité toute crue, brûlée, en même temps. Ma mère dit que j’étais un bébé qui ne pleurait pas, ne criait pas. Je n’ai pas dit un mot jusqu’à l’âge de quatre ans. Motus et bouche cousue. On a cru qu’il y avait un problème organique, un défaut des cordes vocales, quelque chose comme ça. On a donc fait des examens, tout allait bien. Sur le plan physique, tout allait bien. Après, quand je me suis à parler, j’ai bais, Bébé-gayé. J’ai fortement bégayé jusqu’à l’adolescence. Je revois le terme horrible sur le carnet de santé : « bégaiement vulgaire », ils avaient écrit. Une tache, une marque, une condamnation à la vulgagagarité.

Sur l’écran mental les lettres tombent comme autant de petits oiseaux morts, ou vous voyez dans Magnolia le film ? Quand les grenouilles tombent du ciel, les crapauds ? C’est ça, les lettres, pour moi. C’est papapapa-particulier le bégaiement, on est emmuré vivant, dans son propre corps, en prison je vous dis. Lalangue, carcérale lalangue. Les autres ont beau être là, ils restent inatteignables, hors de ppppppp, portée. C’est particulier, aussi, parce que c’est comique. On se moque, ce n’est pas une maladie sérieuse, quand même, c’est ridicule. Et tout le monde connaît la cruauté des enfants entre eux. De plus, le bègue, on le croit bête. On pense qu’il n’a rien à dire, qu’il est attard-tard-tard-tard, attardé. En retard. Pourquoi je fus bègue, peut-être que je ne le saurais jamais. Mais je fus aussi un gaucher contrarié, donc je me raconte parfois que ça vient de là, que c’est lié. J’ai peur d’être papa, pâté, papa-thétique, vous voyez ?

On m’empêchait de me servir de ma main gauche, on m’enlevait des mains et les pinceaux et les stylos. A l’époque être gaucher était perçu comme une tare, quelque chose à rééduquer. Non rééducable je veux être, pour pour, tout, pourtant. J’avais des couverts particuliers, une cuillère tordue qui faisait un angle droit, de sorte que je ne pouvais l’utiliser que de la main droite. Un instrument de torture, une honte, une sorte d’inquisition. A table j’étais un gaucher bègue, ça changeait le goût des aliments.

Le miracle ce fut le théâtre, découvert au collège. I don’t know why mais dès que je jouais, je ne bégayais plus, idem quand je parlais anglais. J’ai joué Cyrano en troisième, trois heures de spectacle, trois heures de parole fluide. Un bonheur fou. Quel sentiment de puissance tout à coup, les mots d’un autre, quelle glisse ! Quelle puissance quand les mots pour le dire coulent d’impétueux torrents ! Et quelle joie ! La vie liquide, clarifiée ! Grâce au théâtre j’ai compris – physiquement I mean – que je pouvais aussi jouer le rôle de celui qui n’est pas bègue. Et quand je ne joue plus, je bégaie, je ne parle plus, les mots s’entassent, je me tais et j’écris.

Il est vain d’expliquer ou de chercher des causes à ce qui est probablement sans cause. Mais parfois je me dis que je suis bègue bègue parce que je dis non, j’insiste un non. Plus fort que moi je dis tellement non, avec une telle obstination, que j’en refuse peut-être le langage. Et le refus est tel qu’il fait que les mots ne peuvent pas sortir, ils restent coincés au bord des lèvres.

Un jour, je ne sais plus, je devais avoir treize ou quinze ans, je l’ai découverte, elle, ma névrose faite femme, chair, Marilyn Monroe. C’était une rediffusion des Désaxés, la chaîne s’appelait alors FR3, l’émission s’appelait La dernière séance. J’aurais du mal à exprimer ce que j’ai ressenti alors, un gap, une faille. Une déflagration. Une immense tristesse et une joie sans joie. Joyeuse quand même. Parfois, avec certaines personnes, ça passe comme dans un éclair, la foudre. En langage informatique on dit que ça matche. Quand le besoin rencontre le besoin, c’est ce qu’il y a de plus fort.

Plus tard, bien des années après avoir vu les Désaxés, j’ai appris dans un livre que Marilyn, ou plutôt Norma Jean, était bègue. J’ai appris que Marilyn adorait faire des photos parce qu’elle n’avait pas à parler pendant le shooting, sa parole n’étant pas captée par l’appareil. To shoot, shooting, shoot me, bang, bang. B comme bang bang, big bang, boum.

Tu ne peux pas savoir. Tu me tues. Tu me fais du bien. Tu me tues. Tu me fais du bien. J’ai le temps. Je t’en prie. Dévore-moi. Déforme-moi jusqu’à la laideur. Mais chut, tais-toi, le moindre de tes secrets est comme un excrément.

Le cinéma, pour Marilyn, était pour elle une douleur de chaque instant, un viol, mais elle savait y parler vite. Norma Jean avait besoin de Marilyn pour tourner. La première, bègue, faisait des photos, la seconde faisait l’actrice de cinéma. Peut-être que la nuit elles se rencontraient, les deux meilleures ennemies. Et l’une empêchait l’autre de dormir. Le bègue a pour toujours deux syllabes coincées dans la bouche, meuh / meuh comme les vaches, mmh / mmh comme la bouche gourmande / ma / ma, ma / ment… Mother / murder… Ces syllabes et ces sons ne sortent pas, ils sont toujours là, ils font écho et prennent toute la place, résonnent à l’infini… M / M, Ma-marilyn Mon-monroe. Mon abécédaire reste coincé à la lettre Aime.