Les multiples vies de Benoît Virot (1) : d’une revue à l’édition

Benoît Virot

Benoît Virot est éditeur. Mais cette phrase est un leurre. Peut-être faudrait-il dire que Benoît Virot est un caméléon, un touche à tout, un fondu du livre, capable, quand vous le rencontrez, de vous parler, avec la même passion communicative d’un livre qu’il vient de publier, d’un roman paru chez un confrère ou d’un auteur du passé considéré comme mineur et injustement oublié qu’il voudrait que l’histoire littéraire réhabilite.
Il en semblerait presque mener plusieurs vies à la fois, en perpétuelle recherche et métamorphose, dans une quête constante de la note juste. Diacritik l’a rencontré à la Cantine sicilienne, un restaurant dont la façade s’orne de cette devise qui lui va comme un gant : « pas de jaloux, ici le soleil brille pour tout le monde ».

Dans la première partie de l’entretien, un retour sur le parcours d’un éditeur aux choix aigus et exigeants, un peu fêlé, mine d’idées, inventeur inlassable de formes, passeur magistral du livre, d’une passion du livre, de ceux qui, chaque fois que vous les rencontrez, vous donnent l’énergie nécessaire pour abattre des montagnes et monter les projets les plus dingues. Comment ne pas me souvenir que c’est lors d’une rencontre avec Benoît Virot qu’est née la première ébauche de ce qui deviendrait Diacritik ? Merci Benoît.

Comment devient-on éditeur ? La question amuse Benoît Virot qui nous demande si on travaille pour un service d’orientation… De fait, il a fait une école de journalisme réputée, ou s’y est ennuyé, avant de créer une revue « Le Nouvel Attila », matrice de son parcours. Il y fit ses premières gammes, apprit la part matérielle de l’édition, de la maquette et autres choix typographiques à la commercialisation (et on verra que les choix de lancement de Benoît et ses acolytes étaient loin d’être banals). Là est sa première vie, ou la première incarnation d’Attila, déjà double :

La Cantine sicilienne n’était pas encore vraiment ouverte et le percolateur en pleine chauffe et purge. Ce qui explique la prise de son un peu compliquée durant le début de l’entretien… retranscrit ici.

Comment devient-on éditeur ?

C’est pour un service d’orientation professionnelle ? Comment devient-on éditeur… Surtout sans y penser. Enfin, en y pensant beaucoup mais en ne se posant pas trop de questions sur les enjeux, sur les moyens ou sur les risques. Quand je commence un livre comme quand je commence une maison d’édition, ma seule obsession c’est le but, c’est la création, c’est ce que je vais faire du texte et c’est pas vraiment le budget ou les moyens ou le délai que je vais pouvoir mettre pour y arriver.

D’une école de journalisme à une revue,
Le Nouvel Attila

C’est la frustration ressentie pendant deux ans dans une brillante et réputée École de journalisme située rue du Louvre à Paris, dans laquelle je fais la connaissance de deux frères (Yann et Nicolas Bernal) épris de situationnisme, de Guy Debord, de Cortázar et d’errances parisiennes et avec lesquels durant nos nuits de débauche, de dérives, de poésie éthylique, on conçoit le projet d’une revue, à rebours de l’ordre établi, que ce soit dans la forme, dans la manière de parler du livre ou dans le goût pour des auteurs victimes des hiérarchies ou des priorités du temps.

Le Nouvel Attila, numéro 0
Le Nouvel Attila, numéro 0

Le Nouvel Attila naît en cinq semaines entre un bar de la rue de la Contrescarpe et un bar de la rue de Rochechouart, avec ce petit plus qui sera la chasse aux auteurs pirates, tricards, maudits, oubliés, mésestimés, qu’ils soient morts ou vivants, français ou étrangers, un peu, beaucoup, pas du tout publiés. Le Nouvel Attila première manière, c’est du très grand format — calqué sur celui du supplément littéraire du Times — c’est un 28×36, la maquette est confiée à une amie qui travaille pour la presse scientifique mais qui est toujours sous contrat d’exclusivité donc dont nous n’avons pas le droit de révéler les activités… La revue se singularise par quatre parties et un choix de typographies multiformes qui secoue vraiment les habitudes et qui est une des caractéristiques formellement les plus nouvelles et les plus audacieuses de la revue. C’était rare que dans des objets littéraires un peu cohérents des graphistes s’amusent à faire des osmoses ou des hybrides entre les typos.
Et du coup on a tout de suite un cadre. Sur une fabrication très classique, un cadre illustré, photographique… On a pris le parti qu’aucune photo ou aucun dessin ne soit purement illustratif, c’est plutôt des liens sous-jacents. On a un objet dont je dirais qu’il est plutôt en dehors des sentiers battus mais qui peut rappeler aussi aux uns et aux autres tel ou tel ovni des années 80 comme Le Promeneur mais c’est par cet objet, ce numéro zéro — on était très paresseux donc notre numéro 0 on a tenu à le commercialiser ; en gros dans une vingtaine de librairies parisiennes et à la criée dans les rues de Paris — c’est par ce numéro qu’on a tout appris.

A commencer par la geste héroïque de faire un bon de dépôt et une facture à un libraire ! Pour moi c’est l’acte primitif de ma carrière d’éditeur. On a appris le rôle de la diffusion, du lien avec la librairie. On a appris les problématiques de la fabrication, choisir un papier, gérer une couverture, aller au calage, gérer les relations avec l’imprimeur, les devis, les négociations. On a appris la chronologie du rendu de texte et donc le travail sur les textes, on a appris la mise en page, la commercialisation avec des idées de lancement les plus baroques possibles. Je me souviens qu’on voulait organiser un faux enterrement de Michel Ohl, écrivain maudit qui n’était pas revenu à Paris depuis 45 ans, on voulait faire une messe en forme de conférence à l’église de Saint-Germain-des-Prés. Ou enlever Isidore Isou jusqu’à ce qu’il ait le prix Nobel… C’étaient des choses qui nous plaisaient bien. Mais finalement nos hauts faits se limitaient à taguer le sommaire de chaque numéro, à l’encre violette, dans les rues de Paris, essentiellement dans le VIè et le XIXè arrondissements.

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Le Nouvel Attila, numéro 0

La revue a existé durant trois années, pendant lesquels on a sorti six numéros.

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La revue, ferment des Attila(s) futurs

Capture d’écran 2015-12-06 à 09.32.23Les Attila(s) futurs, il y en a eu trois en fait. C’est à dire que moi, tous les cinq ans, je refonde une maison d’édition. Il faut bien convenir au jeunisme du goût du marché du livre…
Il y a eu la première période associative entre 2007 et 2009, qui a vu sortir cinq livres, essentiellement arton2855des rééditions : Ludwig Hohl, Giovanni Papini, Ramón Sender, James Barrie et un premier roman français L’Ecorcobaliseur (de Bérengère Cournut) tout à fait unique et atypique, qui continue d’ailleurs de déstabiliser pas mal de monde… alors que c’est une histoire de fratrie, hantée par le thème de la mémoire, à travers un voyage intérieur et géographiquement imaginaire en Bretagne… et ça me paraissait des thématiques tellement centrales et universelles que je voyais ce livre aller très haut sur les tables des libraires et dans les listes de ventes. La plupart des libraires nous retournaient le bon de dépôt en nous disant « ah non, ça c’est complètement barré ». C’est un moment où j’ai commencé à me heurter au discours, à un discours qu’en football on appellerait « le réalisme d’une équipe », c’est le moment où j’ai commencé à me rendre compte qu’il pouvait y avoir un petit hiatus entre nos attentes supposées ou nos discours et la manière dont les libraires envisageaient l’acte de vente. Je me suis rendu compte que dans ce métier une bonne partie de mes interlocuteurs allaient m’expliquer pourquoi mes livres ne pourraient pas se vendre.

Ensuite, en 2009, il y a la rencontre avec Frédéric Martin qui sortait d’une fuckamericacouverturelongue et prolifique expérience avec Viviane Hamy où à force de toucher à tout il avait fini par débusquer des auteurs, de grands monuments cachés des pays voisins comme Magda Szabó et Goliarda Sapienza (désormais publiée au Tripode). Et donc au terme de discussions très nocturnes sur des détails aussi anecdotiques que l’importance de la pagination dans les livres ou l’influence secrète de Raymond Roussel sur la littérature, on a décidé de faire fructifier nos goûts pour un certain graphisme, certains dessinateurs de l’absurde et certains continents littéraires oubliés. C’est la deuxième période marquée plutôt par les traductions, notamment Edgar Hilsenrath, Goliarda Sapienza puis Jacques Abeille, Jean-Paul Clébert… Autre période bénie : ça a été une période de diffusion professionnelle, chez Volumen, une période d’hyper visibilité avec un petit courant médiatique qui commençait à repérer les maisons d’édition redécouvreuses. Je peux rappeler qu’on est de la même année que Monsieur Toussaint LOuverture, Attila est né un an après Cambourakis et sur des pistes assez semblables.
C’est encore des éditeurs que je vois souvent, avec lesquels j’aborde souvent mon programme quelques mois à l’avance, avec lesquels on fait circuler nos manuscrits. Et je pense qu’on fait partie d’une génération qui échange et qui s’échange beaucoup de choses et c’est peut-être grâce à cela qu’on tiendra. Je ne suis pas sûr que l’ouverture à l’autre était telle dans les générations précédentes.