Laure Limongi : « À cœur furieux, raison d’acier »

Laure Limongi © JF Paga / éditions Grasset (détail)

Je ne suis pas sûre que les écrivains en général et moi en particulier ayons quelque chose à dire en toute occasion. C’est pourquoi, quand on m’a demandé de réagir publiquement le 15 novembre, j’ai décliné l’invitation en monosyllabes bouleversées – tout en remerciant à nouveau la personne qui m’a sollicitée pour sa confiance en ce moment terrible. Ce point de vue n’engage que moi et je peux comprendre qu’on trouve une utilité à publier un texte sur l’arête de l’événement, comme une manière d’essayer d’adoucir la peine par sa présence médiatique ou de tâcher de maîtriser le chaos par la parole. Certains des textes écrits à cette occasion sont dignes et sensibles.

Outre la sidération qui me donnait le tonus neuronal d’une méduse échouée en plein soleil, il me semblait tout à fait déplacé de tenter une élaboration explicative plus ou moins mise en forme à l’heure du recueillement. Le besoin de faire corps dans le deuil, d’habiter malgré tout les rues de Paris, de prendre dans ses bras les gens qu’on aime, les gens qu’on croise. Aller de gestes dérisoires en rituels. Se laisser happer par les chaînes d’information. Avoir la nausée. Vivre ça.

Peut-être aussi, sentant le sang battre si fort dans les tempes, la crainte de ne pas formuler de phrases audibles, aidantes.

Besoin de silence, surtout.

Savoir comment en parler aux étudiants auprès desquels j’enseigne, ça m’a déjà pris trois jours.

Je ne suis pas une spécialiste de géopolitique, ni de politique tout court, ni de religion, ni de terrorisme… ni de quoi que ce soit de cet acabit. Je ne suis pas philosophe ni sociologue. Si je ne vois pas l’intérêt d’écrire « à chaud » en tant qu’écrivain, sur support médiatique, il me semble important de m’exprimer en tant que citoyenne. Non pas pour analyser ou broder, mais pour tenter de participer à un avenir de paix. Beaucoup d’autres le font. J’espère que nous formerons un chœur consonant.

Quelques présupposés, histoire d’essayer d’éviter les malentendus.

Bien sûr, il faut que l’idéologie meurtrière de Daesh soit anéantie. Et pas seulement depuis qu’elle s’attaque à Paris… Ses horreurs ont fait bien d’autres victimes. Selon l’indice du terrorisme mondial publié par l’Institute for Economic and Peace (IEP), Boko Haram et Daesh sont responsables de près de la moitié des meurtres commis en 2014. Pour Daesh : 6073 assassinats et 20 000 morts sur les champs de bataille. Presque la moitié de civils.

Bombarder des zones habitées par des civils qui fuient ces massacres n’est pas la solution.

En revanche, il semblerait pour le moins logique de ne pas participer de près ou de loin au financement de ces exactions meurtrières.

Notamment, en n’étant pas en relations commerciales avec des gens qui les financent.

Et en ne dépendant plus des énergies fossiles qui proviennent de ces zones.

Alors qu’on a rouvert les stades et qu’on pousse les foules vers les marchés de Noël, les rassemblements sont interdits en plein COP21… L’état d’urgence serait-il à double vitesse ?

Peut-on faire confiance à cet état d’urgence ? Pour qui a connu les rebondissements de l’affaire de Tarnac – par exemple –, se méfier du contrôle policier n’est-il pas le signe d’une saine appréciation des choses ? Un État ne pourrait-il pas profiter d’une situation tragique pour écraser les oppositions citoyennes sans distinction sous prétexte de terrorisme afin de ménager son autorité dans une période d’austérité qui va demander des sacrifices sans cesse croissants aux populations déjà fragiles ? Les politiques – dont ceux qui se trouvent au cœur d’« affaires » décrédibilisant leur action publique –, avec les lobbies richissimes, ne seront-ils pas les seuls à échapper à cette rigueur ? Cela ne va-t-il pas accentuer la fracture sociale de ce pays ?…

La plupart des terroristes identifiés après les attentats du 13 novembre 2015 sont nés en Europe, chez nous ou tout près de chez nous. Ce ne sont pas des orientaux très exotiques élevés avec une grenade dans la bouche qui ne connaissent rien à la culture française, bien au contraire. Ils ont été suffisamment en colère, suffisamment désespérés pour se laisser séduire par cette secte meurtrière qui leur a promis de passer du statut de sous-citoyen anonyme d’une zone en ruines à celui de lion incandescent d’un Islam qu’ils créent de toutes pièces. Ce qui fonctionne plutôt pas mal : leurs noms et photos d’identité tournent en boucle sur toutes les chaînes, certes de façon en général posthume.

Ce sont les terroristes qui sont responsables des attentats, des meurtres.

Mais nous sommes responsables de la société que nous habitons.

Or, c’est une société dont le seul dieu, la seule préoccupation est l’argent. Ou plutôt une sorte de Janus aux faces souvent redondantes, pouvoir et argent, qui nous hante de la naissance à la mort.

Le vertige de la consommation semble avoir remplacé l’horizon de la connaissance, la gradation stricte dans la possession numéraire créant de façon logique d’intenses inégalités qui pèsent dès la naissance. Ce discours ultra-capitaliste est relayé par l’État, l’administration, à tous les niveaux. Tout est supposé « produire » et rapporter. Tout doit être utile – à celui qui détient le pouvoir. Tout est ressource : naturelles, humaines. Tout se gère, des personnes aux émotions. Les composants d’une telle société qui ne se trouvent pas dans les sphères de pouvoir sont traités avec condescendance voire mépris.

C’est tragique et irrespirable.

Un être humain, ce n’est pas un compte en banque, ce n’est pas un rouage surexploité auquel on ne concède même plus un horizon, ce n’est pas un prédateur dont l’unique désir est d’épuiser toutes les ressources disponibles et après soi le déluge. Un être humain est unique. Il a une vie, une beauté, des espoirs uniques. Il fait partie d’un écosystème ; il est capable d’altruisme ; il vit en société, il vit de ses rêves.

Les termes de « liberté, égalité, fraternité » dont on se gargarise dans les cérémonies, la larme à l’œil, sont aujourd’hui vides de sens. Les écrans ont remplacé le rêve. Et en guise d’égalité, des storytelling navrants de soit-disant stars qui s’érigent en nouveaux héros de ces temps de manque. Les modèles ne sont plus des penseurs ; ce sont des images trafiquées. Et puis aussi les dizaines de programmes de téléréalité plus ou moins humiliants pour les gens qui y participent et qui prouvent que ceux qui passent leur vie à regarder un écran de télévision semblent prêts à tout pour passer derrière la surface lumineuse, de l’autre côté du miroir de leur vie. Fuir à tout prix un quotidien sans avenir.

Ce désespoir, cette division permanente, ce bruit qui rend la pensée inaudible sont un terreau idéal pour la violence et l’endoctrinement.

On en est là, quand même.

Et cette situation a été créée de toutes pièces par les gens dont l’enrichissement dépend de la docilité et du conditionnement des consommateurs.

Territoire divisé, hommes politiques totalement déconnectés des réalités, ivres d’entre soi, qui ne pensent qu’avec une calculette pour asseoir leur propre pouvoir, cynisme à tous les étages. On a l’impression que seuls les aveuglés de rage qui vont soutenir le Front National vont saisir leur bulletin avec un semblant de passion. Les gens « de gauche » ne savent vraiment plus pour qui voter.

Désert.

Or, voter pour le Front national, c’est faire le jeu de la peur, de l’agression. C’est diviser alors même qu’il faut rassembler. Permettre à notre société multiculturelle de vivre en harmonie, c’est la condition de notre survie. Faut-il rappeler qu’il y a bien d’autres impératifs à l’échelle mondiale : humanitaires, écologiques ?

On pourrait en effet évoquer le manque d’intérêt général pour les urgences écologiques à l’heure où l’on a pourtant largement dépassé le temps de l’urgence, la crise de l’Éducation, la situation intolérable des prisons, le mépris étatique croissant affiché pour la Culture qui, pourtant, avec l’Éducation – je parle en capitales administratives – est un outil de partage et d’égalité d’une terrible efficacité.

Ce qui peut faire peur à Daesh, ce ne sont pas des bombardements qui vont tuer des civils. Ça, ça les rend encore plus légitimes auprès des gens qu’ils endoctrinent… Mais ce qu’ils ne peuvent supporter, c’est que des gens de différentes origines et religions puissent vivre en liberté et harmonie dans un pays qui les accueille avec égalité et fraternité. Que ces cultures puissent communiquer, échanger.

Notre responsabilité, elle est d’inventer la société dans laquelle nous voulons vivre. De retrouver les valeurs qui nous importent. De ne pas laisser un capitalisme effréné et meurtrier manipuler nos vies. De demander des comptes aux politiques qui soutiennent financièrement, plus ou moins directement, un terrorisme qu’ils disent combattre.

C’est un programme ambitieux. J’ai bien l’impression qu’il est urgent, aussi.

Sans doute présuppose-t-il des changements drastiques, une décroissance généralisée garante d’égalité – et non le creusement vertigineux de l’écart permettant à une frange richissime d’exploiter tout le reste. Mais cette décroissance économique potentielle, l’abandon de cette théorie absurde d’un progrès technologique sans cesse ascendant alors même qu’il s’appuie sur des énergies fossiles épuisables (par exemple) ne signifie nullement régression. Ça, c’est ce que les vendeurs de produits veulent nous faire croire… Le génie humain ne se résume pas à des biens.

Bien sûr, il faut, en ces jours de peur, occuper les rues et les lieux de convivialité. Continuer à vivre, ne pas changer nos habitudes. En prenant garde, peut-être, à un malentendu possible. Notre manifeste ne peut se résumer à l’exhibition d’un hédonisme parisien caricatural. Il appartient à chacun d’entre nous de prendre la mesure de la situation. Et, si on le souhaite, de s’engager avec énergie dans une véritable révolution humaniste – dans un sens, presque stellaire, de retournement radical. Elle ne sera pas simple, mais elle est possible et peut avoir de multiples visages (éducatif, culturel, social, spirituel, écologique…et tant d’autres à inventer). Cette révolution pourrait, peut-être, se résumer ainsi : redonner du sens aux fondements de notre démocratie ; y retrouver enfin le peuple ; respecter notre environnement et tous les êtres vivants qui l’habitent – reconnaître la tragédie éthique de l’exploitation animale ; cesser de se prosterner aux pieds du dieu le plus absurde et cruel que nous ayons jamais créé : l’argent.

Outre ces grandes lignes, les myriades de petites actions individuelles qui peuvent les faire vivre.

J’imagine que certaines de ces formulations paraîtront naïves ou grandiloquentes ; mais je prends le risque du malentendu – qui est tout relatif en ces temps dramatiques. On n’a plus le loisir d’avoir peur de passer pour utopiste ou candide…

Hier, je disais aux étudiants auprès desquels j’ai la chance d’enseigner que j’avais confiance en eux, en nous. Il nous appartient de retrouver la confiance qui nous portera : nous avons le pouvoir de changer les choses. Pas cette mauvaise imitation de pouvoir portée par des effigies filigranées sur papier et exercée brutalement par des gens perdus. Non, le plus puissant de tous : celui de la vie, du cœur humain.

Laure Limongi

  • Le titre de ce texte « À cœur furieux, raison d’acier » est emprunté à René Daumal, Le Mont analogue – rédigé entre 1939 et 1944.
  • Laure Limongi est écrivain. Dernier ouvrage paru, Anomalie des zones profondes du cerveau, Grasset, 2015.
Laure Limongi © JF Paga, Grasset
Laure Limongi © JF Paga / éditions Grasset