Robert Castel : Stigmatisation et discrimination des banlieues

Paris, 2017 © Jean-Philippe Cazier

La discrimination négative, du sociologue Robert Castel, analyse certains mécanismes de la discrimination raciale en France aujourd’hui et donc la façon dont peut fonctionner la discrimination dans un État de droit où elle est interdite par la loi. Loin d’être le fait de quelques racistes, la stigmatisation et discrimination raciale apparaît comme un segment d’une structure qui, en-deçà de la loi (ce qui ne signifie pas que les lois et institutions sont exemptes de tout fondement et contenu discriminatoires), organise un certain niveau des relations sociales. Considérer uniquement les lois ou l’État et dire que la discrimination raciale n’existe pas en France revient à privilégier une approche institutionnelle et juridique de la discrimination favorisant la fiction républicaine. Or, cette idée ne résiste pas à l’établissement des faits : certains groupes subissent une discrimination différente de ce que serait la discrimination d’État. Comme l’a démontré Foucault, le pouvoir ne peut être réduit à sa forme juridique, ayant pour source l’État : le pouvoir existe par l’établissement et la reproduction de rapports sociaux structurels.

Le livre est centré sur la situation des « jeunes des banlieues », plus particulièrement de ceux, comme on dit, « issus de l’immigration » et vivant dans les cités « à problèmes » (et il faudrait déjà interroger le caractère stigmatisant et occultant de ces expressions) : ceux-ci « expriment la relation contradictoire que la société française entretient avec la question ethnique ; coexistence d’une annulation apparente du poids du facteur ethnique […], et d’une stigmatisation massive d’une foule d’individus du fait de cette même appartenance ethnique ». L’auteur trouve un signe de cette contradiction dans les violences urbaines qui ont eu lieu en France en 2005 et dans certaines interprétations qui en ont été faites. On se souvient, par exemple, de l’entretien accordé par Finkielkraut, en novembre 2005, au journal Haaretz : « En France, on aimerait bien réduire ces émeutes à leur dimension sociale, les voir comme une révolte des jeunes des banlieues contre leur situation, contre la discrimination dont ils souffrent, contre le chômage. Le problème est que la plupart de ces jeunes sont des Noirs ou des Arabes avec une identité musulmane ».

Pour Finkielkraut, avant d’être citoyens français, ces jeunes sont d’abord « des Noirs ou des Arabes », c’est-à-dire définissables par des caractères ethniques et « raciaux ». Pour Castel, au contraire, il s’agit de réfléchir à leur situation en tant que citoyens français (puisque c’est bien, du point de vue de la République, ce qu’ils sont) et de voir si ces émeutes ne seraient pas corrélées avec leur position particulière au sein de la société. Le problème ne serait pas ethnique, renvoyant aux difficultés supposées du « multiculturalisme », voire du « multiethnisme », mais social, impliquant l’ensemble de la société française. Pour Finkielkraut, le problème concerne l’appartenance de ces jeunes à une ethnie « autre ». Pour Castel, le problème concerne la société française dont ces jeunes font partie, ces violences étant le symptôme de quelque chose qui ne va pas, non pas spécifiquement chez eux, mais dans la société elle-même. Dans ce cas, c’est la société qui est amenée à s’interroger, tandis que chez Finkielkraut, selon la logique habituelle de la discrimination, elle n’est en rien remise en question par un problème dont on affuble un « autre » et que l’on circonscrit à cet « autre ». Dans les deux cas, la compréhension ne sera pas la même, et les implications pratiques et politiques ne seront pas non plus les mêmes.

« Il convient […] de se méfier d’une lecture des événements qui les renfermerait sur eux-mêmes et sur l’instant […], ne serait-ce que parce que l’on se déroberait ainsi à l’exigence d’en faire l’histoire et d’en explorer la sociologie, c’est-à-dire de les replacer dans un processus de transformations et de les inscrire dans leur environnement social ». Un fait n’apparaît et n’a de sens qu’en relation avec un ensemble d’autres faits. Ignorer ce principe épistémologique revient à se satisfaire d’évidences qui n’ont rien d’évidentes, qui sont toujours l’effet d’un regard construit par l’opinion, l’idéologie, un regard dressé à différencier et classer les individus ou les groupes d’une façon précise, non interrogée – par exemple, selon la couleur de la peau, selon l’ethnie, selon que ce sont « des Noirs ou des Arabes ». La mise en rapport des violences de 2005 avec d’autres faits sociaux fonde l’analyse de Castel, et si celui-ci montre la situation discriminatoire qui est celle de ces jeunes, il définit en même temps certains caractères de la logique discriminatoire en général, qui pourrait s’appliquer à d’autres groupes stigmatisés et discriminés : pauvres, chômeurs, LGBT, etc.

L’auteur insiste sur la situation matérielle de ces jeunes ainsi que sur les processus de stigmatisation, de dévalorisation et de marginalisation qu’ils subissent et qui aboutissent, de fait, à une exclusion de la citoyenneté. Robert Castel fait apparaître que la situation matérielle, sociale, économique, culturelle et symbolique de ces jeunes s’enracine dans les politiques conjointes d’urbanisation et d’immigration qui sont menées depuis près de 60 ans, dans le colonialisme et le post-colonialisme ainsi que la discrimination raciale qui leur est liée, dans la paupérisation et la précarité qui frappent ces populations. Leur situation trouve son origine dans une série de stigmatisations et de discriminations. Ce que sont ces jeunes – si parler de manière aussi globale a un sens – n’est pas la manifestation d’une nature ou essence qui serait celle « des Noirs ou des Arabes », mais résulte d’un contexte et de processus qui concernent l’histoire et les représentations de la société dans son ensemble. C’est cette dimension historique, sociale et idéologique qui est occultée par les processus de stigmatisation et de discrimination, qui fonctionnent en interprétant en termes de nature ou d’essence ce qui relève du social et de l’histoire.

Les discours qui, comme celui de Finkielkraut, réduisent les violences de 2005 à un problème ethnique, masquent cette dimension, empêchent la reconnaissance du fait que les problèmes des banlieues renvoient à ce qui traverse la société entière, donc empêchent que la société elle-même (son histoire, ses représentations, son fonctionnement) soit questionnée par ceux-ci. Ces discours réfléchissent moins à la situation et à ses solutions possibles qu’ils ne reproduisent les conditions de la stigmatisation et de la discrimination, c’est-à-dire les conditions d’exercice d’un pouvoir défini comme domination sociale, politique, économique, culturelle, symbolique, d’une catégorie (homme, blanc, bourgeois, etc.) sur les autres. Par là, ces discours, comme le discours essentiellement sécuritaire servi par l’État, loin de résoudre les problèmes, non seulement les reconduisent mais font eux-mêmes partie de ce qui en réalité pose problème : ils sont des éléments d’un pouvoir qui par eux se protège, se diffuse, se perpétue.

Les analyses de Castel font apparaître les mécanismes qui réduisent ces jeunes à une image stigmatisante ajoutant l’inutilité sociale (incapables de s’intégrer à l’ordre productif) à la dangerosité (insécurité, délinquance). Pour le dire autrement : si les problèmes rencontrés par ces populations sont les mêmes que ceux qui existent pour l’ensemble de la société (chômage, précarité, paupérisation, avenir socio-professionnel problématique, etc.), dans leur cas ces problèmes sont pourtant attribués à des causes spécifiques selon une logique stigmatisante surdéterminée par l’origine ethnique et populaire de ces jeunes. Ils se trouvent ainsi en position d’incarner une « altérité totale » vis-à-vis de ce qui apparaît comme le reste, distinct, de la société correspondant à un modèle social et citoyen idéal. Leur stigmatisation et discrimination s’appuient sur un processus qui les place en position d’altérité, qui les somme d’incarner l’autre du citoyen, les distinguant et les isolant du reste de la population et de la société « normales ».

Par ce mouvement, typique de la domination, la situation réelle de ces jeunes est ignorée, au profit d’un point de vue qui naturalise, essentialise, « ethnicise », et l’altérité qu’ils représentent est utilisée comme facteur d’une certaine forme d’exclusion. D’où les questions que pose le sociologue : Ces jeunes sont-ils considérés comme des citoyens ? Ou bien l’altérité qui leur est imposée ne les renvoie-t-elle pas en dehors des frontières de la citoyenneté, en tout cas à la limite de ces frontières (d’autres groupes stigmatisés et discriminés, les homos, les trans, les toxicomanes, les femmes voilées, les putes, etc., peuvent reconnaître ici un processus auquel ils sont habitués) ? La discrimination, pourtant illégale, s’exerce par la constitution d’une altérité, d’une différence spécifique, qui situe à la marge de la citoyenneté – altérité et marginalisation qui sont construites à travers une histoire et selon des processus sociaux, matériels et subjectifs précis mais occultés. Il faudrait sans doute ajouter que la construction de cette altérité fictionnelle est nécessaire à la construction tout aussi fictionnelle du modèle citoyen idéal auquel elle est opposée : par cette opposition peut prendre consistance la figure du citoyen respectueux de l’ordre républicain auquel il est non seulement intégré mais qu’il incarne. Le soupçon apparaît alors que cette figure citoyenne, que les médias, les politiques ou l’opinion commune (mais aussi, béatement, une certaine philosophie) utilisent sans cesse contre ces jeunes des « quartiers sensibles », ne serait que le gardien d’un ordre social, économique, culturel, ethnique, particulier qui n’a rien de républicain mais sert les intérêts propres de catégories dominantes : l’homme blanc, bourgeois, hétérosexuel, etc.

Castel insiste sur le régime d’exclusion particulier dont ces jeunes sont la cible. Les définir et les constituer comme « autres » n’a pas pour effet une simple exclusion, une ghettoïsation : ils bénéficient de la citoyenneté politique et sociale, jouissent des droits politiques et de l’égalité devant la loi. Ils ne sont pas non plus coupés de la culture française commune, des valeurs et des modes de vie communs. On peut constater une forte homogénéité entre les « jeunes des banlieues » et les autres : mêmes goûts musicaux, mêmes aspirations à un certain style de vie, etc. On ne peut donc qualifier les banlieues de « ghettos » ni définir ces jeunes, au sens strict, comme des exclus coupés culturellement et spatialement du reste de la population. Pourtant, s’ils ne sont pas hors de la société, la stigmatisation et la discrimination qu’ils connaissent font qu’ils ne sont pas non plus dedans : ils n’y occupent aucune place reconnue et valorisée, au contraire, ils sont le symbole de ce qui est dévalorisé, ce contre quoi il faut être – toujours trop noirs, trop arabes, trop pauvres, trop musulmans, trop inadaptés, trop nombreux, trop incultes, trop dangereux, etc. Castel est ainsi amené à les définir comme des « exclus de l’intérieur ».

Comment, dans ces conditions, ne pas devenir des « déçus de la citoyenneté » ? Ce que met au jour La discrimination négative, c’est que ces jeunes sont pris dans un double bind, un double discours contradictoire qui, d’un côté, les assimile à des citoyens, selon un modèle républicain valorisé de la citoyenneté et de l’universalité (des valeurs, des droits, etc.), mais d’un autre les maintient dans une position stigmatisée, dévalorisée, source de discriminations objectives : la société les enjoint d’être quelque chose qui en même temps leur est refusé, et qui leur est d’autant plus refusé que le modèle républicain du citoyen auquel on les presse de se conformer semblerait de fait inclure leur stigmatisation, dévalorisation et discrimination. On le voit, le problème concernerait moins, de manière spécifique, ces jeunes, que ce modèle républicain du citoyen qui serait à remettre en question, ainsi que l’ordre social, économique, politique, ethnique, culturel ou symbolique qu’il garantit.

Robert Castel, La discrimination négative : citoyens ou indigènes ?, Seuil, « La République des idées », 2007, 129 p., 11 € 80