Erri De Luca : « Il revient aux écrivains de rétablir le nom des choses »

Erri de Luca © Christine Marcandier

Tout naît d’une demande éditoriale adressée à Erri De Luca, choisir et traduire du yiddish quelques œuvres d’Israel Joshua Singer, frère du Nobel, inconnu du lectorat italien. Tout part de sa connaissance et de son amour pour le yiddish, et, surtout de ce que représente cette langue. Un univers — « elle possède une structure grammaticale allemande, elle est écrite en caractère hébraïque, elle se lit de droite à gauche » — une mémoire — « parlée par onze millions de Juifs d’Europe de l’Est et rendue muette par leur destruction » — et enfin une famille d’élection, « le yiddish ressemble à mon napolitain, deux langues de grande foule dans des espaces étroits ».

Capture d’écran 2015-11-20 à 08.34.34La langue est tout, elle dit un rapport hérité mais aussi choisi au monde, elle est un engagement, une prise de position humaniste et politique — « il revient aux écrivains de rétablir le nom des choses » —, elle est le terreau d’histoires. Celles des frères Singer, celles d’Erri De Luca parti faire de l’escalade dans les Dolomites, et, le soir, lisant, écrivant, traduisant dans une auberge. Là se tissent souvenirs et réflexions, le ghetto de Varsovie, son insurrection, le yod, les arbres — De Luca en plante au fil des années, car « celui qui fait l’écrivain doit rendre au monde un peu du bois abattu pour imprimer ses livres » —, le yiddish appris comme un acte de résistance et de mémoire : « le yiddish a été mon entêtement de colère et de réponse. Une langue n’est pas morte si un seul homme au monde peut encore l’agiter entre son palais et ses dents, la lire, la marmonner, l’accompagner sur un instrument à corde ».

Le Tort du soldat est d’abord ce journal d’un écrivain (de « celui qui fait l’écrivain », dit De Luca), d’un alpiniste, d’un amoureux des mots et des langues, le récit de sa manie « de voir de l’écriture partout », jusque dans le dessin que forment les racines des arbres. Mais Le tort du soldat est aussi un récit dans le récit : dans l’auberge des Dolomites, un soir de juillet, dînent aux côtés de l’écrivain une femme d’une quarantaine d’années et un homme plus âgé, son père. « Ils parlaient allemand, avec l’accent autrichien », ils mangent puis partent dans une voiture blanche. Le soir, l’écrivain voit « une carcasse blanche » dans un ravin.

Là débute le second récit qui compose le livre : celui de ce père, ancien criminel de guerre, à travers les mots de sa fille, qui tente de comprendre cet homme qui a fui l’Allemagne après la défaite (en Italie, longtemps en Argentine) avant de revenir à Vienne, « après l’enlèvement d’Eichmann », « avec un autre nom et d’autres traits de visage. On se cache mieux dans sa propre région, c’est bien connu ». L’homme a refait sa vie, sa fille est née en 1967 mais le père a menti et lui a fait croire qu’il est son grand-père.

Le récit creuse cette mémoire du mensonge, double (privé comme historique), la vie d’un homme sans scrupule ni remords, puisque pour lui la seule faute fut de perdre la guerre… « Je suis un soldat vaincu. Tel est mon crime, pure vérité. (…) Le tort du soldat est la défaite. La victoire justifie tout. Les Alliés ont commis contre l’Allemagne des crimes de guerre absous par le triomphe ». Et le récit de déployer une quête multiple, celle du père qui voudrait comprendre cette défaite qu’il considère comme la seule faute du nazisme et lit dans la kabbale des correspondances qui seraient la clé de l’univers comme de la défaite du nazisme…, celle d’une fille qui se met à nu et tente de découvrir son père « sans pacte de complicité ».

Capture d’écran 2015-11-20 à 08.33.52Le récit d’Eric De Luca est d’une brièveté cinglante. Mais, démultiplié par les échos et perspectives, il bouleverse par sa sobriété même et cette manière de laisser le sens en suspens comme en relief dans ces jeux de miroir — « la beauté invente des variantes, elle ne répète pas en miroir ». Ce faisant, De Luca montre combien la littérature est, par essence, mise en perspective de l’Histoire. La littérature est filiation et transmission, quête de sens, comme l’art, elle permet de « digérer les tragédies », comme l’a déclaré Erri De Luca à Alain Veinstein sur France Culture (l’émission peut être podcastée ici).

product_9782070466092_195x320Parmi les réflexions du livre sur la langue, une méditation sur cette « lettre hébraïque qui, placée devant un verbe au futur, le transforme en temps passé. Il paraît qu’aucune grammaire au monde ne possède un tel atout. L’hébreu ancien traite le temps comme l’aiguille à tricoter la pelote de laine. Sa lettre vav en accroche un bout et le ramène en arrière ». Le récit, tel qu’Eric De Luca le pratique est ce vav, littéralement une cheville, un clou (ce qui fait tenir ensemble deux éléments dissemblables, avec la dualité comme constante du récit) mais aussi la lettre d’un futur puisé dans le passé, seul à même de construire un présent qui se souvienne des leçons de l’Histoire.

Erri De Luca, Le Tort du soldat, traduit de l’italien par Danièle Valin, Folio, 96 p., 5 € 80 — Lire un extrait