Conjuguer, pour voir autrement

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C’est l’histoire d’un Précis de conjugaisons ordinaires, de drôles de verbes à tous les temps à partir d’un infinitif qui sonne comme un néologisme arrêtant le regard, croisés sur des murs de Paris, vers Belleville.

« Étranger », non plus nom commun selon nos habitudes, mais verbe à tous les temps, comme l’action induite, rendre étrange, appeler à Autrui selon la définition de Lévinas, « tout l’Infini de l’absolument Autre, échappant à l’ontologie » — comme à la syntaxe ordinaire et l’ordonnancement de la conjugaison.

Les verbes croisés ce samedi-là étaient très politiques, au sens plein du terme, doublement au cœur de la cité, entre accueil et rejet, invitation et refus, interrogeant nos pratiques, notre regard :

© Christine Marcandier
© Christine Marcandier
© Christine Marcandier

Pour les auteurs de ces drôles de conjugaisons, David Poullard, Guillaume Ranou, il s’agit d’extraire une locution figée de la langue et de lui donner une autre vie en la passant à l’infinitif ou de forger un verbe à partir d’un mot ou d’un adjectif, en la conjuguant à toutes les personnes, temps et modes de la langue française, comme un Bescherelle inédit.

La pratique n’est pas seulement ludique, elle relève d’un détournement qui interroge en déployant — la double signification du latin explicare —, qui bouscule nos habitudes. Or la langue est évidemment une manière d’être au monde, de le voir et de le dire, et introduire un jeu (au sens mécanique du mot) conduit à changer ce regard, le bousculer, dans une « tentative d’étirement du français figé ».

Depuis 2006, ce déploiement prend la forme de livres, un Précis de conjugaisons ordinaires (co-édition La Ferme du Buisson / éditions Xavier Barral) puis des déclinaisons thématiques, les Très précis de conjugaisons ordinaires (Le Travail, La Chanson Populaire, Le Temps et L’Animal).

Dans un écho à notre présent, certes verbal mais surtout époque, paraissait en 2014 La migration. Le livre se décline en affiches, croisées la semaine dernière donc, sur les murs de Paris. Les infinitifs, « lampeduser », « bienvenir », « viser long séjour », « zoner d’attente », « y être y rester », interrogent notre rapport à ce qui n’est pas seulement un sujet d’actualité mais bien la nécessité d’un accueil ou l’autre nom de cette Terreur en nous. « Étranger », « Sans papier » n’y sont plus des noms communs mais des verbes, décalage induisant une action, une prise de position.

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En écho à ce « lampéduser », A ce stade de la nuit de Maylis de Kerangal (Verticales), ample variation narrative sur le nom propre, pluriel, de Lampedusa, ce nom qui « résonne entre les murs, stagne, s’infiltre parmi les poussières, et soudain il est là, devant moi, étendu de tout son long, se met à durcir à mesure que les minutes passent — coulée de lave brûlante plongée dans la mer ». Là, « devant nous », sur les murs de Paris, aussi, extrait de plusieurs livres et des écrans de télévision.

Le 27 novembre à 18 heures 30, aura lieu le lancement du numéro 6, Le sexe, au Monte-en-l’air, doublement espace d’accueil et de déploiement, en tant que librairie et éditeur du livre. Avouons que le thème choisi, Le sexe, commence par donner au nom de la librairie des accents inédits.
Si vous aussi, toute votre vie, vous avez rêvé d’être une hôtesse de l’air et de « voir le bas d’en haut », ce livre est fait pour vous. Parce que, comme l’écrivait Nerval, « la conjugaison éternelle du verbe « aimer » ne convient peut-être qu’aux âmes tout à fait naïves » et puis « Chaud bouillir », « clitorire » et « nuire d’amour », vous aimez ça, hein ?

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Le Monte-en-l’air, 71, rue de Ménilmontant / 2, rue de la Mare 75020 Paris — Toutes les infos sur la soirée ici