Claro : Crash-texts

Claro, Tous les diamants du ciel (détail couverture)

Le roman de Claro, Crash-test, a pour leitmotiv l’accident : « Au commencement était l’Accident ». Mais l’accident n’est pas qu’au commencement, il est partout et tout le temps, il surgit sans cesse dans le livre et dans le monde, il est la matière du livre autant que ce qui peuple le monde de commencements. L’accident, ici, est un principe autant poétique qu’ontologique ou anti-ontologique : pas d’être mais des accidents, répétition de commencements, naissances incessantes.

L’accident est une rencontre imprévue, surprenante, incontrôlée, violente. Crash-test est un roman de la rencontre, des rencontres impensables et en un sens impossibles, excédant le donné et le possible calculé à partir de ce donné : rencontre de la cosmologie et de la pornographie, rencontre des corps et des machines, rencontre de la prose et de la poésie, du récit et de ce qui le déborde. Crash-test est un roman des limites : tout y tend vers des limites, tension rendant possible un devenir universel. Crash-test est un roman du devenir : devenir des corps, des êtres, du monde, du langage.

« Au commencement était l’Accident ». Ce commencement est d’abord une naissance, celui de l’arrivée au monde et de la rencontre avec le monde. Naître, c’est naître au chaos, au désordre et aux intensités folles du monde déjouant tout ordre, toute régularité, toute appréhension prévisible et contrôlée : « Il le sait, l’a toujours su, et ce depuis sa naissance dans les entrailles d’une clinique d’abattage où à toute heure du jour et de la nuit, sous des traînées de néons, les ventres béaient et se contractaient au rythme du sang pulsé, les matrices saturant l’air d’ondes et de cris qu’aussitôt recrachés les avortons aspiraient goulûment, leurs yeux d’agoutis brûlés par l’incandescence des lampes, avant d’être secoués, rincés, palpés, intubés pour certains (…) ». Naître, c’est rencontrer un monde d’intensités, de cris, de sensations violentes, monde chaotique dans lequel le nouveau-né est jeté sans préparation ni moyen d’appréhension. Dans le roman de Claro, ce monde ne cesse pas avec l’âge, il définit le monde lui-même. Etre au monde, c’est toujours naître dans le monde, à travers une série de naissances par lesquelles on n’est pas, pas plus que le monde n’est : il devient, être c’est devenir (« comme s’il assistait à la naissance d’une forme que rien ne fixe »). Le monde n’est pas un tout ordonné mais il est – sous l’ordre apparent, l’ordre produit comme une protection, comme expression d’une volonté de contrôle et de maîtrise – un pur chaos, une série d’intensités et de rencontres violentes car inconnues, imprévisibles. Le monde est accidents, divergences, toujours disposé à se défaire à l’occasion de surgissements, de rencontres destructrices autant que productrices d’un nouveau. En ce sens, le roman de Claro est cosmologique et se présente avant toute intrigue ou récit comme le déploiement du monde dans sa nature profonde de chaos.

L’un des personnages évoqués dans le livre dirige le département crash-test d’une usine d’automobiles : « Son travail : recréer artificiellement les conditions du désastre ». Par cet artifice, il s’agit de maîtriser le désastre, de réduire, voire empêcher, l’accident, « d’ausculter la destruction et ses lois ». Il s’agit donc de maîtriser le monde, de le réduire à une régularité prévisible, scientifiquement contrôlable, synonyme d’ordre, de reproduction du même – synonyme surtout d’absence d’accidents, absence d’inconnu, de nouveau, de divergence. Le personnage est ainsi au plus près de l’accident, au plus près du chaos qu’il ausculte au millimètre et dont il essaie de percer la logique autant que d’y faire obstacle. Cet idéal rejoint celui d’une compréhension a priori du monde, d’une maîtrise rationnelle et technique du monde – comme si le monde pouvait être réduit à quelques lois monotones, à une matière universellement ordonnée, soumise aux volontés technocratiques et finalement mortifères. Et réduire et empêcher l’accidentel s’avère d’autant plus nécessaire au sein d’un monde qui doit être contrôlé non pour le progrès général de l’humanité – idéal, peut-être, du XIXe siècle – mais pour le profit économique de quelques-uns, ce qui est l’idéal du XXIe siècle, où même la mort et les cadavres sont une matière pour un profit, un monde désenchanté, sans possibles, sans pluralité jamais vue ni connue…

Pourtant, cette proximité avec l’accident, l’expérience quotidienne de l’ingénieur avec l’événement de la destruction – qui n’existe qu’en étant en même temps une construction nouvelle, inédite – laissent s’infiltrer le désordre dans l’ordre, le chaos qui surgit encore, chaque jour. La proximité avec ce que l’on veut contrôler revient à faire l’expérience de son existence ou de sa persistance, expérience par laquelle la volonté de pouvoir est contaminée, attirée par l’attracteur chaotique auquel elle ne peut que se soumettre. Le chaos règne, comme le disait un renard dans l’Antichrist de Lars von Trier, à condition de comprendre le chaos non comme un simple désordre, mais comme un mouvement infini de naissances, le surgissement répété de nouvelles combinaisons, nouvelles séries par lesquelles ce qui est se défait toujours au profit d’autres actualisations inédites, impensées, impossibles et pourtant réelles (« Un accident n’est jamais qu’une redistribution des forces »).

Le corps, par exemple, est un chaos en puissance mais sans cesse réduit, empêché par l’organisme (« Les formes n’ont d’immobile que leur élan contrarié »). Les yeux voient, la bouche parle, l’anus est à sa place, bien distinct du cœur ou des poumons – tout un ordre réglé et utile du corps par lequel des places fixes sont attribuées, des fonctions a priori des organes, des relations et disjonctions exclusives : la bouche est la bouche et n’est pas l’anus. Mais si l’accident surgit, s’il parvient à percer la surface lisse de l’organisme pour y répandre sa propre logique, c’est cet ordonnancement organique qui se dérègle, vole en éclats, laisse place à d’autres combinaisons et relations inconnues, impensables, aberrantes. Par l’accident de voiture, lorsque l’on perd le contrôle, le corps est broyé, transpercé, recomposé, et le monde avec lui :

Capture d’écran 2015-10-29 à 07.42.03« au-dessus de vous le ciel se rétracte tel un scrotum / vos réflexes (en surchauffe) se fendent, capitulent / le torse s’incurve puis s’élance / soulèvement du sac à organes / ruades et secouements – / votre tête va traverser le volant (telle / une boule / un / cerceau) / corps, passagers – enfant, chien, épouse, ami… – objets, choses – sacs, clés, gitanes, briquets, cendres, sandwiches, carte au 1/100000, revues, boucles d’oreilles, figurines Esso, transistor ::: tout ça flotte et cabriole un instant dans le bain du chaos puis tout se heurte tout rebondit, les masses se dissocient, gravent leurs fossiles dans les chairs, les hurlements s’entrelacent – les particules d’isorel et de métal rejouant la naissance du cosmos ».

Plus rien n’est utilitaire, plus rien n’est rangé, plus rien n’est composé a priori : règnent et se déchaînent le mouvement, l’aléatoire, l’incompréhensible. Et si la destruction, la mort et la souffrance semblent ici s’imposer, elles ne sont pourtant que les signes d’une vie supérieure, celle d’un cosmos acosmique, sans cesse naissante et recommencée.

On peut penser, en lisant Crash-test, à la philosophie de Gilles Deleuze et, par exemple, à ce qu’avec Félix Guattari, dans L’Anti-Œdipe, ils appellent le corps sans organes, qui n’est pas un corps dépourvu d’organes, mais est plutôt la limite non organique du corps, limite sans cesse repoussée par l’organisation organique du corps qui n’est qu’une organisation possible parmi d’autres – par exemple l’organisation intensive du corps, ou affective, ou l’organisation schizophrénique – et qui surgit parfois accidentellement, défait l’organisme au profit d’autres possibilités, d’autres relations et agencements. Chez Claro, c’est le corps sans organes qui fait irruption avec l’accident – l’accident étant justement cette irruption – et c’est la logique du corps sans organes qui envahit le langage et le monde : monde sans organes, sans être, langage sans langue, tendant tous deux vers leur propre limite, l’accident qui ne cesse de les détruire, de les reconfigurer, et contre lequel le monde et la langue habituels n’existent qu’en imposant le pouvoir d’un certain ordre de mort.

Un jour, l’ingénieur se met à parler aux cadavres qu’il utilise pour ses tests. Il commence à reconnaître ces cadavres, à reconnaître la vie qui demeure en eux. Comme il reconnaît la vie qui s’agite dans le corps d’un porc qui, faute de cadavres humains, a été utilisé. La vie surgit ici comme l’accident que le processus du pouvoir technique n’avait pu qu’exclure, oublier. Un autre jour, l’ingénieur, par hasard, rencontre son propre reflet dans le miroir de sa salle de bain, son reflet qui est en même temps un autre, une autre possibilité de lui-même, qu’il ne reconnaît pas – un inconnu qui l’attire, un autre monde qui l’absorbe, une autre vitesse ontologique par lequel son propre monde et son propre être disparaissent : « Le visage qui devant lui se matérialise, s’agrandit en taches depuis l’intérieur, n’appartient pas, loin s’en faut, au registre du familier, il semble émettre et diffuser d’ailleurs, se déplacer à une vitesse qu’il a du mal à estimer, le flou des traits traduisant plus l’éloignement, l’absence, la méconnaissance, qu’une impossibilité à s’identifier vraiment ». C’est un autre cosmos qui apparaît dans le miroir, ou plutôt l’autre du cosmos, la vie chaotique du cosmos et qui le défait, l’autre surgissant de manière imprévisible au cœur d’un ordre qu’il désagrège. A partir de là, en un sens, l’ingénieur disparaît, s’efface…

Dans Crash-test, le récit de l’ingénieur croise celui d’autres personnages, et d’abord de lui-même adolescent, lorsque la sexualité envahit son corps et que celui-ci devient « une fontaine à foutre ». La sexualité relève aussi de l’accident, de la rencontre imprévue et violente avec son propre corps, son propre sexe, produisant dans le corps des séismes, des pulsions irrépressibles, des spasmes, des flux et sécrétions incontrôlables. Le corps – mais le corps sans organes – prend le pouvoir (« il bande désormais avant même de bander »), l’imagination se débride, la pensée devient hallucinations et chaos : « Tout ce qui arrive ici arrive à rebours de la raison, cette raison qui édicte les horaires de l’école et règle les contractions du cloaque familial ». La sexualité est ce qui nous relie au cosmos, à la vie folle et acosmique du cosmos, elle est dépense gratuite, éjaculations sans finalité utilitaire, intensification multiple et incompréhensible du corps autant que de l’esprit. Par la sexualité nous sortons de nous-même pour, comme l’ingénieur qui se découvre dans le miroir comme un étranger, nous découvrir autre mais un autre nécessairement inconnu, délirant, transgressif.

12181899_10207916147481689_1151407575_nLes autres, dans le roman de Claro, ce sont aussi des strip-teaseuses, des actrices pornos, comme Linda Lovelace, star de Gorge profonde. Le livre est en effet construit par brefs chapitres organisés selon différentes parties qui se succèdent, chacune de ces parties présentant non une suite logique ou causale des autres mais des échos, des correspondances qui à la fois instaurent des rapports entre les différentes parties et différents personnages mais aussi les brouillent, les laissent à une certaine indétermination. Il s’agit, là encore, de rencontres : rencontres entre les différentes parties qui s’assemblent comme des accidents les uns des autres, chacun tendant vers l’autre comme vers sa limite aléatoire. Le roman ne juxtapose pas des parties sans rapport, mais les rapports qui le construisent sont flottants, non prédéterminés par la causalité ou la volonté d’expliciter, d’imposer un cadre explicatif et rationnel qui ne serait au fond que la reproduction de vieilles habitudes. Chaque partie s’articule aux autres comme une limite que chacune rencontre et dans laquelle elle bascule – un accident…

C’est cette logique de la limite qui traverse et articule l’ensemble du livre – logique qui est celle de l’accident : qu’est-ce qu’un accident, sinon la limite qui surgit au cœur de l’ordre, la limite interne de cet ordre et qui le défait, le recompose autrement, de manière imprévue, impossible ? Par l’accident, c’est toujours l’autre qui advient, un autre par lequel plus rien ne ressemble à soi, ni le monde, ni la pensée, ni le sujet. Rencontrer la limite, c’est rencontrer le chaos, être happé dans le monde d’un chaos toujours trop rapide, trop violent pour être maîtrisé, appréhendé selon l’ordre donné des choses, du monde, des corps, de la pensée. La beauté du roman de Claro provient, entre autres, de ce qu’il est traversé par ses propres limites qu’il ne cesse de rencontrer, par ses propres accidents qui en font un livre nomade, bifurquant, recomposant les séries qui le constituent pour les multiplier et les rendre au nomadisme profond du monde, le livre renaissant et recommençant sans cesse comme l’univers depuis toujours.

C’est ce processus de relance et d’échappée hors de soi qui, par exemple, produit les images que Claro multiplie et par lesquelles se croisent, s’articulent et ponctuellement s’associent les diverses strates du livre : une clinique d’accouchement devient une boucherie industrielle, l’appui-tête du siège d’une voiture devient une guillotine, un porc est un homme, l’argent est éjaculé, des rideaux sont des lèvres – bouche et sexe – que l’on ouvre à coups de langue, etc. Il s’agit moins de métaphores que de rencontres entre séries qui s’agencent, comme des mondes différents qui coexisteraient et trouveraient l’occasion de s’associer, de passer l’un dans l’autre, de s’enfoncer dans la limite que l’un représente pour l’autre et, par là, de former une nouvelle configuration éphémère. Le livre est comme les forces vives du cosmos : tout y devient et ne cesse de devenir, de se rencontrer, de se heurter, se transformer, se multiplier.

C’est également la logique de l’accident et de la limite qui porte l’écriture très belle du livre. Le plus fascinant du roman est peut-être la façon dont la poésie hante le livre, hante la prose, et les aspire, les emporte dans des rythmes, des collisions qui les perturbent, les disjoignent, les font sans cesse sortir d’eux-mêmes. Crash-test est remarquable par tout le travail poétique qui ne se retrouve pas uniquement dans une attention rigoureuse aux images, mais est présent par un ensemble d’inventions formelles, rythmiques, typographiques, par un souci de la mise en page – qui se retrouve également dans la forme brève des chapitres qui fonctionnent aussi comme des poèmes. Un des personnages du livre est la poésie : la poésie comme accident qui surgit au sein de la prose et du récit et les porte à leur propre limite, les fait basculer dans une autre langue, un autre cosmos étrange et paradoxal qui est celui de la poésie.

La poésie serait ainsi l’accident de la prose, ce qui lui échappe, peut-être ce qu’elle voudrait maîtriser – comme la raison n’existe que comme volonté de maîtrise du chaos –, la limite même de la prose que Claro, ici, libère dans la langue et dans le monde – pour une autre langue, d’autres possibles indéfiniment recommencés de la langue et du monde, loin de la rationalité, de la maîtrise scientistes du monde, loin de l’utilisation efficace du monde, de sa soumission aux impératifs du marché, loin des corps asservis aux nécessités sociales de la reproduction, du travail, de l’existence morte. La poésie serait dans la prose le surgissement des forces inconnues du monde, celles d’un « chaosmos », d’une vie plus puissante et universelle. Au commencement était la poésie…

Claro, Crash-test, éditions Actes Sud, 2015, 229 p., 19 € 50