Marguerite Duras : cuisiner la Littérature

Œuvre de Miss. Tic, longtemps sur la porte arrière de la Hune, aujourd'hui disparue © Christine Marcandier

Nous connaissons tous sa recette de soupe aux poireaux simple mais parfumée et onctueuse, recette de mère nourricière mais aussi recette meurtrière. Car entre deux vouloirs, ne rien faire et faire une soupe, Duras trouve un moyen terme d’ordre existentiel, métaphysique : le suicide (voir la recette de « la soupe de poireaux » dans Outside, en fin d’article). Voilà qui bouscule sa recette vers une politique du texte qui est la sienne. En dehors de toute classification de genre. Duras n’écrit pas des recettes de cuisine, Duras fait de la Littérature. Tout le temps.

La solitude de la cuisine est la solitude de la littérature, de ses premiers livres, de ses derniers : « Il y a le suicide dans la solitude d’un écrivain », écrit-elle. La mort a son langage, comme le goût. Le goût d’écrire. La soupe entre dans un flot d’encre, absorbée par la page, dans ce continent de silence et de bruissement du mot.

51rNgX-TPdL._SX303_BO1,204,203,200_Quand Duras fait des confitures avec Xavière Gauthier, elle ne cesse de parler littérature, de penser la littérature. Ces parleuses retranscrivent la saveur du sucre et des oranges amères dans leurs entretiens qui font miroiter la rage de Nathalie Granger, les silences de Lol V. Stein, le désespoir d’Anne-Marie Stretter, les cris du Vice-Consul. Quand Duras reçoit chez elle, Rue Saint-Benoit, raconte Claude Roy, elle est comme la « reine » d’une « ruche », une vraie maîtresse de maison. Il y a toujours « un samovar d’eau bouillante » prêt pour faire du café. Mais la nervure de la reine est et reste littéraire. Avec Robert Antelme, Dionys Mascolo, Edgar Morin, Elio Vittorini, Jean T. Desanti, Merleau-Ponty, Clara Malraux, Francis Ponge… c’est la dernière livraison de la Nouvelle Critique qu’ils commentent, c’est la question du communisme qui les intéresse, d’un nouveau communisme de pensée.

519rZ0RFwcL._SX300_BO1,204,203,200_A Dominique Desanti dans ses Mémoires de nous avouer que tous les amis profitaient de l’appartement de Marguerite, de cette « maison ouverte » dont l’hôtesse avait une « hospitalité spartiate mais accueillante comme dans les demeures russes de Tchekhov ». Et Duras toujours prête à « tartiner de pâté les tartines ». Mais la mère nourricière, dit aussi Desanti, s’enfermait durant des heures dans sa chambre pour mettre en mots Un barrage contre le pacifique.

L’ami écrivain, Elio Vittorini, directeur à Milan d’une revue culturelle influente, Il Politecnico, est sous le charme de Marguerite. Il fera traduire Un barrage contre le Pacifique qu’il publie en Italie en 1951, un an après sa sortie en France. Duras a certainement cuisiné pour lui, Rue Saint-Benoît et dans la maison des vacances à Bocca di Magra, en Ligurie, où elle partageait les recettes avec Ginetta Vittorini. Bocca di Magra deviendra par ailleurs le lieu d’une fiction. On n’oubliera pas tous les Bitter Campari bus dans Les Petits Cheveux de Tarquinia, et cette réplique qui déferle et réunit le tout de l’écriture : « la littérature se fait aussi bien avec des vongole ». Désensorceler le mot pour le rendre au quotidien, rompre ainsi les habitudes de la rhétorique mystificatrice de l’écrire beau et de l’écrire pur, casser la comédie sociale de la littérature pour qu’elle s’alimente de tout et pour que tout l’alimente.

la littérature se fait aussi bien avec des vongole

51HW0uXpPDL._SX302_BO1,204,203,200_Roman à clé s’inspirant de la figure de trois d’intellectuels communistes : Antelme, Mascolo, Vittorini, Les Petits chevaux de Tarquinia sera contesté par tout le groupe de la Rue Saint-Benoît. Il ne doit pas sortir, Dyonis met le veto, Robert aussi. Le personnage de Ludi-Vittorini est un peu un « con » comme l’écrira dans une lettre Vittorini-même. Mais personne n’arrête Duras qui publie son roman. Vittorini n’est pas fâché. Parce que ce qui importe dans cette amitié, c’est l’estime intellectuelle. Vittorini aimait bien la provocation comme Duras. Ils lisent et commentent ensemble Faulkner et Hemingway. Et, surtout, c’est toujours l’écriture qui doit aller de l’avant. L’ami italien est un fin connaisseur et exégète de l’œuvre encore jeune de Duras, il connaît déjà son secret. Par delà mais aussi avec les Bitter Campari et la pastasciutta alle vongole, il saura déceler ce que par la suite sera appelé « écriture courante », un trait caractéristique de l’écrire Duras. Cette écriture vite, qui s’écrit sur la crête des mots, de chaque mot qui habite la langue. Même celle qui fait la cuisine.

Cuisiner la Littérature est ainsi un art qui dans son apparente contradiction, contribue à faire de la littérature non pas une réponse, mais une question. Retenons aussi ce que Edgar Morin et Francis Rolland se souviennent de Marguerite aux fourneaux. Elle servait « des choses délicieuses » et cuisinait de grandes quantités de riz « que sa mère lui envoyait de Saigon », toujours en continuant à taper à la machine, juste en face de la cuisine, dans sa chambre. C’est donc un va-et-vient organique, sensuel qui se produit. Écrire et cuisiner l’effluve d’une phrase qui vit de sa contingence et de son impalpable devenir Littérature. Les paroles cheminent longtemps, elles mijotent longtemps. C’est ici que s’inscrit l’évidence d’une écriture qui ne veut pas être classée, clôturée. Son trait est libre, sauvage, subversif, mené par une modernité mallarméenne que Barthes saisit dans « l’hyper-prolifération », par une modernité blanchotienne liée à l’infini.

La rue Saint-Benoît, aujourd'hui © Ch. Marcandier
La rue Saint-Benoît, aujourd’hui © Ch. Marcandier

Maurice Blanchot, l’homme clair et obscur, le partenaire invisible, l’inconnu, l’effacé du quotidien goûtera aussi à la cuisine de Duras. Elle prévoyait pour cet Orphée de la glose incessante, infinie, un steak grillé. Blanchot suivait un régime particulier et l’amie Marguerite commandait exprès pour lui ce morceau de viande, valeur sûre de la cuisine française. Et à Georges Bataille de confier à Dyonis Mascolo que le même régime eût été souhaité pour lui. Faiblesse physique ou besoin d’affection amicale, la mythologie sanguine du bifteck, pour reprendre à nouveau Barthes, faisait donc des envieux Rue Saint-Benoît.

Dans sa recette « Le Steak », Duras écrit : « Ça se rate toujours comme la tragédie. Mais à des degrés différents. ». Voilà que la Littérature revendique sa conscience à la cuisine et à la cuisine de s’écrire forcément avec la littérature. « C’est le tout qui agit à chaque instant, dans chaque phénomène », comme écrivait Novalis. C’est là où Blanchot et Duras s’entretiennent, dans cet espace littéraire où aux mets savoureux on ajoute l’épice d’une pensée critique, d’une parole créatrice. Duras estime et cite souvent Blanchot dont l’écriture et l’idée de l’écriture la saisit. Blanchot lit Duras et glose souvent ses textes : du Square à Détruire dit-elle, en passant par Le Ravissement de Lol V. Stein et La Maladie de la mort. L’ingrédient essentiel de cette communauté d’écrivains, l’arôme qu’il ne faut surtout pas oublier sera encore et toujours la Littérature.

Le goût de l’écriture de Duras ? Celui de la fadeur sublime du riz.

« La soupe aux poireaux »

« On croit savoir la faire, elle paraît si simple, et trop souvent on la néglige. Il faut qu’elle cuise entre quinze et vingt minutes et non pas deux heures – toutes les femmes françaises font trop cuire les légumes et les soupes. Et puis il vaut mieux mettre les poireaux lorsque les pommes de terre bouillent : la soupe restera verte et beaucoup plus parfumée. Et puis aussi il faut bien doser les poireaux : deux poireaux moyens suffisent pour un kilo de pommes de terre. Dans les restaurants cette soupe n’est jamais bonne : elle est toujours trop cuite (recuite), trop « longue », elle est triste, morne, et elle rejoint le fonds commun des « soupes de légumes » – il en faut – des restaurants provinciaux français. Non, on doit vouloir la faire et la faire aves soin, éviter de l’ « oublier sur le feu » et qu’elle perde son identité. On la sert soit sans rien, soit avec du beurre frais ou de la crème fraîche. On peut aussi y ajouter des croûtons au moment de servir : on l’appellera alors d’un autre nom, on inventera lequel : de cette façon les enfants la mangeront plus volontiers que si on lui affuble le nom de soupe aux poireaux pommes de terre. Il faut du temps, des années, pour retrouver la saveur de cette soupe, imposée aux enfants sous divers prétextes (la soupe fait grandir, rend gentil, etc.). Rien, dans la cuisine française, ne rejoint la simplicité, la nécessité de la soupe aux poireaux.

product_9782070456291_195x320Elle a dû être inventée dans une contrée occidentale un soir d’hiver, par une femme encore jeune de la bourgeoisie locale qui, ce soir-là, tenait les sauces grasses en horreur – et plus encore sans doute – mais le savait-elle ? Le corps avale cette soupe avec bonheur. Aucune ambiguïté : ce n’est pas la garbure au lard, la soupe pour nourrir ou réchauffer, non, c’est la soupe maigre pour rafraîchir, le corps l’avale à grande lampées, s’en nettoie, s’en dépure, verdure première, les muscles s’en abreuvent. Dans les maisons son odeur se répand très vite, très fort, vulgaire comme le manger pauvre, le travail des femmes, le coucher des bêtes, le vomi des nouveau-nés. On peut ne vouloir rien faire et puis, faire ça, oui, cette soupe-là : entre ces deux vouloirs, une marge très étroite, toujours la même : suicide ».

Marguerite Duras, Outside, Paris, Gallimard « Folio », 1996, pp. 345-346.

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