En écoutant Chantal Akerman

Photographie du livre de Chantal Akerman, Ma mère rit (Mercure de France) © DK

Alain Veinstein avait invité Chantal Akerman dans son émission « Du jour au lendemain », à l’occasion de la sortie de son livre Ma mère rit. C’est minuit, l’heure où la parole ne dort pas encore mais flotte dans un entre deux qui n’est pas tout à fait le sommeil, qui n’est déjà plus le jour de la parole maîtrisée. C’est l’heure où un jour nouveau est déjà là sans avoir commencé, où un jour maintenant ancien est déjà mort et dont la mort persiste. C’est l’heure de la littérature et des amants. L’heure où le corps s’abandonne à ce qu’il connait mal de lui-même. Et de même la parole.

livre_affiche_2238Chantal Akerman dit en riant qu’elle écrit à côté de ses lacets. Qu’elle écrit à côté. Écrire à côté, filmer à côté. Écrire et filmer accompagnée de cet « à côté », un proche qui n’est pas filmé ni écrit, ou qui l’est en ne l’étant pas directement. Écrire à côté, ce serait peut-être écrire avec ce qu’on ne connaît pas, ce qu’on ne nomme pas et qui est pourtant là, dans ce qu’on écrit ou ce qu’on filme. Peut-être…

Je suis toujours à côté des choses, dit-elle, dans le décalage. Ma mère, dit Chantal Akerman, elle rit et elle rit pas. Elle rit de moins en moins et lorsqu’elle a ri dans sa jeunesse, c’était un faux rire. Tout cachait le vrai. Le vrai dont elle ne voulait rien dire. J’ai cru un moment que je parlais à sa place parce qu’elle ne voulait ou pouvait pas parler. Ou peut-être que je ne parlais pas du tout.

Le vrai, c’était quoi ? Les camps de la mort ? Car lorsqu’elle est sortie des camps elle a dit que son cœur était mort. Mon cœur est mort, a dit la mère, et elle me l’a redit sans cesse. Elle m’a dit je t’aime tant de fois. Et peut-être c’était parce que son cœur était mort. Et qu’elle devait cacher ça parce que sinon elle devenait dingue.

La mère ne voulait absolument pas parler. Puis, quand elle a été très malade, elle a commencé à dire des choses très violentes sur moi et à moi. Elle a voulu me frapper. Pour elle, il fallait que tout soit lisse – et je n’étais pas lisse. Dès que ce n’était pas lisse, il y avait un danger. Et ce danger, c’était les camps. Elle avait construit une sorte de prison à la maison, comme dans Jeanne Dielmann. Elle est passée par la mort. Elle devait mourir mais elle est encore en train de remonter. Les gens qui ont survécu aux camps sont costauds, c’est incroyable !

Chantal Akerman, dans un autre livre, a aussi écrit sur la mort de son père. Dans cet autre livre, dit-elle, je passais de ma voix à celle de ma mère, sans m’en rendre compte.

Lorsque j’écris, dit-elle, il y a plusieurs couches : le français, l’hébreu, le yiddish. Il y a des couches de langage. Je pourrais écrire de la belle littérature française, je sais comment on fait, mais ça me déplait totalement. Je ne veux pas du formatage de la belle langue – qui est aussi, sans doute, le formatage de la belle image. Le formatage de la vie.

Lorsque j’écris, le moment présent est doublé de ce qui me revient, du souvenir.

Ce que j’ai fait dans le livre, c’est ce que j’ai attendu de ma mère si longtemps, qu’elle me parle vrai.

Sur les camps.

Son cœur mort.

Je ne peux pas l’expliquer.

Ma mère n’a pas lu le livre. Elle n’y voit presque plus rien. Elle ne l’a pas lu.

Ma mère a survécu et je suis une enfant de survivants.

Ma mère n’a plus pu après les camps. Elle a survécu mais n’a pas vécu.

On n’y comprend rien. L’amour pas l’amour. La vie la survie. L’amour, on sait pas où c’est.

Ouvrir le monde, pas le refermer. On peut ouvrir le monde que par la pensée.

Ma mère est celle qui a le mieux compris mes films. Tu vois Chantal, disait la mère, tu vois, c’est ça les camps, on pouvait te faire tout ce qu’on voulait. Quand elle a vu Sud, elle a compris. Les hommes me coupaient la parole, je suis féministe.

Elle a 86 ans. Elle était dans les camps à quinze ans et demi. Je n’ose plus la filmer.

J’ai mis beaucoup d’années à comprendre ce qu’il y avait dans Jeanne Dielmann.

Ce qu’il y avait à côté des images, du film. A côté de Jeanne Dielmann. A côté des couloirs. A côté des fenêtres. A côté, de l’autre côté du mur, comme dans De l’autre côté. De l’autre côté ou Là-bas. De l’autre côté de la rue, à Tel Aviv. Les images à côté, celles qui doublent les images filmées, qui ne sont pas filmées. A côté de celle qui prend le train dans Les Rendez-vous d’Anna. A côté de la langue française et de chaque parole. A côté de l’amour. A côté de la jeune fille qui dans Saute ma ville se suicide par le gaz. Les camps. La mère. La vie.

Ma mère rit devant l’impossible, dit Chantal Akerman.

Chantal Akerman, Ma mère rit, Mercure de France, 2013, 208 p., 22 € 80
France Culture, Du jour au lendemain, émission diffusée le 07/11/2013 — Le podcast ici