Le Voleur de voitures : Run, Alex, run (Theodore Weesner)

© Christine Marcandier

Il y a aussi peu de trémolos dans Le Voleur de voitures que dans Le Vin de la jeunesse de John Fante. Et les larmes montent aux yeux avec la même douceur, provoquées par une émotion simple, je dirais presque suffisante, essentielle. J’aime les livres des éditions Tusitala en ce qu’ils sont — pour ceux de la veine que je dirais « sociale » du catalogue — un vrai baromètre de ma sensibilité.

Que le registre des expressions soit foisonnant comme dans le perturbant Dandy de Richard Krawiec, sanguin dans La Révolte des cafards d’Oscar Zeta Acosta, ou épuré, lissé comme une carrosserie de Buick Riviera dans Le Voleur de voitures, je sais en les ouvrant, et au fur et à mesure que la maison d’édition trace son sillon, que je vais découvrir qu’il est décidément nécessaire de transcender le réel pour saisir un peu de sa complexité. Une compréhension sensible permise, pour les auteurs cités, par un pré-requis sine qua non : leur amour pour les personnages qu’ils mettent en scène, une espèce d’humanisme latent, exigeant, sans concession.

Capture d’écran 2015-10-03 à 18.42.32C’est compliqué d’être simple, c’est un talent autant qu’une forme d’humilité de ne pas être obligé d’en rajouter pour être crédible. C’est ce bonheur que je trouve dans ces livres : une sobriété poignante et crue des imaginaires, une justesse, le primat de la vie sur l’auteur au final, rien que ça. Louons maintenant les grands hommes, et le petit voleur de voitures, grand classique édité pour la première fois aux États-Unis en 1972 (The Car Thief), traduit pour la présente édition par Charles Recoursé.

On suit Alex, adolescent abandonné par sa mère, séparé de son frère Howard, qui vit avec son père alcoolique ouvrier aux usines Chevrolet. Alex vole des voitures à la chaîne pour des échappées solitaires, éphémères et pulsatives. Seuls espaces de liberté pour un garçon confiné dans un passé déjà lourd d’absences et de troubles affectifs, rongé par le sentiment de honte sociale, qui lui permettent de se convaincre qu’il est quelqu’un d’autre, le temps de se laisser apercevoir descendant du bolide, quelqu’un que l’on pourrait peut être aimer, s’il ne devait déjà remonter en voiture et fuir. Moments d’incarnation factices, à défaut de savoir qui il est. Alex se fait attraper par la police et vit plusieurs semaines dans un centre de correction, avant de retrouver son père et son lycée, dans l’attente du procès.

« L’ennui ne s’envolait toujours pas. La pression continua à monter et il finit par la sentir dans ses mâchoires, commença à desserrer sa prise sur le volant. Son estomac se nouait. C’était une pression, une angoisse, qui l’avait déjà submergé auparavant, mais il la concevait sans grande clarté, comme tout le reste. Il ferma les yeux pour refouler la sensation puis les rouvrit. Il avait les mâchoires gelées. Il leva son pied de l’accélérateur, et lorsque la sensation s’empara de lui, il abattit ses paumes sur le volant, l’ébranla, comme si un coup violent à cet endroit pouvait désamorcer une explosion ailleurs. »

La solitude d’Alex est fondamentale, elle est sa plaie comme la condition de sa survie, elle le rend soupçonneux, effrayant parce qu’insaisissable aux yeux du monde, et l’en protège. Elle lui confère aussi un poste d’observateur en retrait, où sa voix se confond parfois presque avec celle du narrateur, moments sublimes de désincarnation salutaire, quand le tourbillon d’émotions qui l’assaille fait vaciller sa réalité. Si la menace d’une déchéance sans retour est présente quasiment à chaque page de ce roman d’apprentissage, maintenant le lecteur dans une attention tendue, quelque chose d’inhérent à cette solitude ontologique le persuade aussi qu’Alex a suffisamment de force pour se mouvoir entre les lignes d’un destin tragique.

Et pourtant, il semble que tout est fait pour que sa vie soit une mise à l’épreuve, que chaque jour comporte son lot d’événements propices à une chute fatale : une pulsion irrépressible pendant sa mise à l’épreuve judiciaire, une provocation d’un adolescent imbécile, le premier verre qu’il accepte de partager avec son père, la tentation de l’abandon et du retour à la maison de correction (nostalgie bien connue des institutions totales dont parle Goffman dans Asiles).… Alex le furtif ne cesse de s’échapper, de se soustraire, aux charmes de l’enfermement, concret ou psychologique, comme aux charmes de la séduction. Il avance clairvoyant dans une nuit d’injustices, d’impuissance paternelle aimante, d’humiliations, d’échecs à se faire comprendre, de liens de cause à effet désastreux : chaque coup propulse le petit père courage, chaque trahison le surprend sans l’abattre, son défaut d’amour propre et ses blessures familiales font paradoxalement sa force; Alex est le seul acteur de son miracle, son désir de vivre et d’aimer refait toujours surface. « Levant les yeux sur lui à présent, Alex avait l’impression de n’avoir rien entendu, et le voyait au travers non pas de ses larmes, mais d’un voile de confusion. Et loin de lui il entendit son père dire : « T’es sûr que ça va aller fils ? » et il se sentait enveloppé dans ses bras et serré contre la laine de son manteau, et il l’entendit dire, « Parce que sinon je vais te faire sortir d’ici, nom de Dieu, même si je dois démolir les murs avec mes poings. »

Comment parler du roman sans dire que la relation entre Alex et son père en est un pivot ? Miroir déformant de son avenir dont il doit s’émanciper s’il ne veut pas sombrer, mais aussi preuve que l’amour existe, le père est aussi odieux d’impuissance et de projections égoïstes et coupables sur son fils qu’il est émouvant et sublime. Complètement à côté de la plaque, si touchant et si désireux en même temps d’être le père qu’il faudrait, il n’est qu’une douleur. Il est un modèle par défaut : Alex doit apprendre à aimer son père malgré lui, c’est à dire à aimer d’où il vient, à constater à chaque nuit de cuite l’alternative qui s’offre à lui. Son père l’accule à devenir, vite et tôt, mais comment tuer le père… ? C’est ensuite le frère Howard, qu’il va falloir aussi retrouver, pour confronter l’image fantasmagorique d’une enfance perdue à ce que l’on est devenu, et Alex fera face à ce qui n’est plus, sincère, comme toujours.

S’il tient debout, c’est aussi grâce à sa sensibilité hors du commun, on assiste dans Le Voleur de voitures à l’éveil d’un imaginaire : l’adolescent concède à la littérature, au cinéma, à la musique et aux sciences leurs capacités d’évasion et d’avènement à soi, lui, qui est capable de déceler la non évidence des couleurs d’un matin d’hiver autant que celle d’être aimé, n’aura bientôt plus besoin de rouler pour faire se dérouler le théâtre de la comédie humaine.

Theodore Weesner, Le Voleur de voitures, traduit de l’anglais par Charles Recoursé, édition Tusitala, 440 p., 23 €