L’œil d’Amaury da Cunha : Fond de l’œil (petites histoires de photographies)

© Amaury Da Cunha (détail de la couverture du livre)

Fond de l’œil : le titre du livre d’Amaury Da Cunha pourrait sembler poétique (il l’est), faire aussi bien référence à La Chambre claire de Roland Barthes qu’à L’Œil écoute de Paul Claudel mais il renvoie surtout à un trauma d’enfance, « cet examen médical qui s’appelle le fond de l’œil » : « Un idiot de médecin avait prédit à ma mère que vers l’âge de quinze ans je perdrais la vue ».

L’enfant myope, aux yeux vairons, est devenu photographe, perpétuant ainsi une lignée. Amaury da Cunha publie de Petites histoires de photographies, un Fond de l’oeil sensible et au paradoxe fascinant : un livre sur la photographie, sans aucune image sinon celles que le texte rappelle ou lève dans l’imaginaire du lecteur.

Ces images si présentes (parce qu’absentes en tant que telles) sont le punctum autour duquel se déploient des histoires sous forme de fragments, d’instantanés, entre album et recueil. Une prose mimétique du « défilement ininterrompu d’images » sous les yeux d’Amaury da Cunha, « témoin d’un monde qui s’émiette ».

Amaury da Cunha évoque aussi bien son travail pour un grand quotidien du soir (Le Monde, jamais nommé, tout dans le livre obéit à cette esthétique du caché / montré), sa photographie d’un candidat à la présidence de la République, des reportages ou ses expositions qu’un usage privé de la photographie (érotique, familial) ou la manière dont chacun d’entre nous en (ab)use désormais (sur les réseaux sociaux, les sites de rencontre, le portrait devenu selfie, identité (sur)exposée, la pornfood, etc.). Au centre du livre, une obsession « envahissante » et les paradoxes qui sous-tendent une pratique comme son questionnement :

« La photographie me touche, m’obsède, m’agace – elle est devenue tout à fait envahissante sur plusieurs fronts : elle me fait gagner ma vie (je suis dénicheur de clichés pour un quotidien) et elle rend aussi mon existence supportable grâce aux photographies que je prends en marge des journées de travail.
Comment ces figures dérisoires, mensongères et rêveuses, ont-elles gagné une telle importance ? Pourquoi donner une place aussi cruciale à des petits bouts de papier ou à ces images prisonnières d’écran qui montrent le monde autant qu’elles le manquent à chaque fois ? »

Montrer / manquer, exposer / cacher, ces tensions permettent à Amaury da Cunha de voir dans la photographie un territoire de possibles. « On ne photographie jamais vraiment ce qu’on avait prévu de voir », « la photographie n’affirme jamais rien, elle questionne », « l’équivoque, valeur suprême de la photographie ». Elle est présence absolue comme « présage de la mort » — en permanence « médium à double tranchant ». Et le texte, opérant par fragments, jouant des blancs de la page, du rythme que les instantanés de longueur inégale donnent à la prose, tissés d’échos comme de lignes de fuite, épouse notre rapport jamais « stable » au monde », un rapport qui « subit des étonnements constants, des accidents, des émerveillements ».

Faire entrer la vie dans l’objectif

« Faire entrer la vie dans l’objectif », cette déclaration liminaire peut s’entendre de plusieurs manières, définir plusieurs pratiques que tisse ce texte : photographier, certes, mais aussi trouver du collectif dans l’intime, toucher l’intime, en soi, en l’autre. S’il évoque des souvenirs personnels, des moments de sa vie, Amaury da Cunha ne développe pour autant pas un autoportrait.

Il évoque sans cesse d’autres que lui : plusieurs Castiglione en particulier, comme cette jeune femme (vingt cinq ans) qui lui demande de la photographier tous les ans, « afin de conserver des preuves de sa beauté ». Ou Alix Cléo Roubaud et son « rituel photographique obsédant : l’autoportrait ». Passent aussi dans ce livre Thomas Bernhard, Peter Handke, Pierre Bergounioux (« un visage est un texte »), Roland Barthes. L’auteur raconte également la photographie qui, dans sa famille, « depuis cent quarante ans », se transmet de génération en génération, depuis l’arrière-arrière grand-père, ami de Zola, « artiste pictorialiste » dont des images sont conservées au musée d’Orsay jusqu’à lui, en passant par son père qui a aussi bien photographié Julien Green et Pierre Soulages que « les créatures improbables en couverture des SAS, avec des gros flingues entre leurs seins ».

31GKw-47uuLCe livre répond à la définition de « l’autographie » par Jean-Bertrand Pontalis, rappelée dans Fond de l’œil à la page 61, « le fait d’écrire à partir de sa vie, et non sur sa vie ». En photographiant, Amaury da Cunha « ne montre jamais directement <s>a vie, <il> l’insinue ». De même, dans ce livre, il feuillette son propre quotidien, l’insinue, le fond dans nos existences et nos représentations.

« Je rêvais de devenir cinéaste, mais je suis devenu photographe, en sachant dès le début de cette aventure que la photographie serait mon travail intime plutôt qu’un métier » : un rapport intime aux images comme aux mots que rend magnifiquement ce Fond de l’œil, carnet et journal, fragments (amoureux) d’un discours, quête esthétique et (auto)portrait diffracté.

Au centre du livre, « le vol des oiseaux » définit en manière de fable et d’allégorie ce Fond de l’œil dans lequel les images s’exposent autrement, dans et par les mots : En Corse, Amaury da Cunha — il a vingt ans — photographie un vol de choucas. Deux jours plus tard, il perd la pellicule. « Quelque chose se meurt. Je termine le voyage en deuil de ces images perdues.
Aujourd’hui, ce petit drame résonne d’une tout autre manière.
Le fait d’avoir perdu cette image en a fortifié le souvenir. (…) cette vision des choucas, en échappant à l’emprise de la photographie, continue son voyage dans le ciel et dans ma mémoire ». Comme ce livre dans les chambres claires de nos imaginaires.

Amaury da Cunha, Fond de l’œil (petites histoires de photographies), La Brune au Rouergue, juin 2015, 125 p., 12 € 50
Le site d’Amaury da Cunha
Et son blog
Signalons qu’un tumblr rend visibles les images en creux dans Fond de l’œil. J’ai quant à moi préféré lire sans les voir, je vais maintenant aller confronter mon imaginaire au réel, en allant dérouler ce Tumblr. On peut aussi imaginer de d’abord regarder les photographies pour les retrouver dans le livre voire une lecture avec ces images en parallèle sur un écran d’ordinateur ou de tablette. A chacun ses chemins de traverse. Mon choix a été de laisser cet article sans image, hormis celle de la couverture du livre (que légendent les pages 59 et 60, « Le vacillement poétique »).