Un livre un lieu : La Salle de bains, Intérieur 3 (Thomas Clerc)

Capture d’écran d’un reportage d’Arte chez Thomas Clerc

L’exploration Intérieur(e) se poursuit. Après l’entrée, la salle de bains. Les deux pièces sont liées, la salle de bains ayant été « ajoutée, ou plutôt retranchée » à l’entrée… De même, le plan de l’appartement s’édifie sous les yeux du lecteur, les espaces s’additionnent, se font chambre d’échos et espace de correspondances.

Entre l’entrée et la salle de bains, un mur de verre (la « maison de verre », cet idéal de Nadja), qui à lui seul vient dire l’absence de frontière. D’ailleurs, de sa baignoire, Thomas Clerc voit l’entrée et même la cour de l’immeuble, derrière un rideau Ikea, blanc. Intérieur / Extérieur.

img_0412Salle de bains, donc, le terme est important. Salle d’eau, ce serait une douche. Or la baignoire offre, au choix, horizontalité et verticalité, immersion ou position debout (avec dégât des eaux, Thomas Clerc refusant le rideau de douche — comme d’ailleurs le parapluie (ce référent proustien pour moi, l’accessoire bourgeois par excellence. Aparté, mais fausse digression, le lecteur se reconnaît, évidemment dans ce portrait en creux).

La salle de bains renvoie l’écrivain non à Toussaint (La Salle de bains, Minuit, 1985 et l’appartement partagé avec Edmonsson, avant la « sortie », annoncée dès la page 16) mais à L’Age d’homme de Michel Leiris, autre forme d’exploration intérieure, via mythologies (personnelles), notices, rêves et fantasmes. La pièce est, plus que tout autre, « tautologique » et, appelé sans doute par l’adjectif, voici Barthes planqué dans l’armoire à pharmacie (on attendait Derrida, raté) :

Comme Roland Barthes l’a fait remarquer dans ses notes de Cours au Collège de France éditées par mon homonyme, la « pharmacie d’1 individu est son autobiographie ». N’ayant fait qu’étendre cette remarque à l’ensemble de mes possessions territoriales, et fidèle à la règle topographique qui est la mienne dans cette sorte d’inventaire, je ne me déroberai pas à mon exposition interne.

C’est l’autre Thomas Clerc qui a annoté ces Cours, le Thomas Clerc maître de conférences à Nanterre et non le topobiographe — Je est un autre, poursuivant le décalage du « il » au « je » ou cette distance du « une forme de », « une sorte de », « une espèce de » pour dire son livre, l’espace de l’ironie, regard sur soi et le monde. C’est aussi une question de double et « antifrères » comme le développe Thomas Clerc dans L’Homme qui tua Roland Barthes (et autres nouvelles).

L’exposition dénude le sujet (la salle de bain est plus que tout autre le lieu du nu, note Thomas Clerc) et son projet : se peindre (règle du je depuis Montaigne), se dire à travers un espace intime, inventorier des « possessions ». Intérieur est aussi le journal d’un corps, de ses petits maux (mycoses, mal au crâne, aphtes, conjonctivites). Au passage, le lecteur se voit offrir une prescription : en cas de déprime, « poèmes de Pessoa ou de Lacan », en lieu et place d’antidépresseurs.

La salle de bains est peu meublée, le lavabo ayant un pied contrecarrant tout aménagement. Le porte-serviette existe mais c’est la porte de la salle de bain qui en tient lieu, détournement de sa fonction première et nom commun pris à la lettre. Ainsi se fait jour une autre règle de cette exploration, esquissée dans L’ENTRÉE, détourner les objets de leur fonction prosaïque : là, c’était un range-disques servant de classeur à courrier (mais restant vierge, inoccupé), ici la porte-serviettes.

Les objets sont esthétisés (même prosaïquement, surtout prosaïquement), détournés, décadents — rappel de Huysmans et de ses A rebours : « j’essaie de donner à chaque objet sa chance » (le tapis de sol élevé de sa fonction d’essuie-pieds — voire serpillère — via sa couleur), « aucun objet n’est autonome : la serviette doit chercher son espace de rangement comme la porte se proposer à 1 usage qui la dépasse », recherche esthétique filée jusqu’à son énonciation, sa règle du jeu : « mais chaque objet doit être dépassé pour naître ».

Capture d'écran d'un reportage d'Arte sur Intérieur de Thomas Clerc
Capture d’écran d’un reportage d’Arte sur Intérieur de Thomas Clerc

La salle de bain est aussi un monde, avec ses saisons (bains l’hiver, douches l’été, « le temps reprend ses droits sur l’espace) et ses perspectives : l’étendoir (astucieux) qui évoque jardins et collines et un linge qui sècherait au grand air ou le monde refait en s’immergeant dans la baignoire. La pièce est chambre d’échos, du plus pop (Claude François, inévitable) au plus cinématographique (Psychose d’Hitchcock, déjà macguffin dans un lustre de l’ENTRÉE), en passant par le monde de l’art (du bleu Klein aux carreaux de Jean-Pierre Raynaud. Un hémisphère dans 3, 70 m2).

La pièce est, comme l’entrée un « Fiat Luxe » , sujette aux digressions (ici l’hygiène d’un « obsessionnel à tendances phobiques », le nudisme, le rapport au corps, à la maladie, la « poésie objectiviste » des noms de médocs mais aussi le refus radical de la procréation) comme aux soudaines ruptures de registre, hilarantes. Les objets flanchent, ces débiles (au sens archaïque et dix-neuvième, fragiles) : la brosse à dents refuse de rester droite derrière l’un des robinets, « sa taille trop fine l’en empêche, elle s’écroule comme 1 danseuse étique » — le parapluie, planqué derrière la machine à laver, « a tendance à s’affaisser d’inaction »… Le lecteur, lui, n’a aucune raison de flancher et ne demande qu’à poursuivre. Ça tombe bien, demain les toilettes s’offrent à lui, « par contumace ».

Thomas Clerc, Intérieur, Gallimard, « L’Arbalète », 400 p., 22 € 90 (16 € 99 en format numérique)