Paul Harding : des Foudroyés à Enon

Enon est le second roman d’un écrivain américain découvert avec Les Foudroyés, un texte longtemps refusé, finalement publié à 3500 exemplaires par une petite maison d’édition et… lauréat du Prix Pulitzer 2010. Mais Paul Harding n’est pas un phénomène éditorial. C’est un immense prosateur de l’intime, l’écrivain des deuils et failles, ce que confirme Enon, sorti en grand format (Le Cherche-Midi, « Lot 49 » en 2014), qui paraît en poche chez 10/18.

Dans Les Foudroyés, George Washington Crosby, ancien horloger, s’éteignait parmi les siens. Le récit suivait ses dernières heures, ses souvenirs, analepses et réminiscences, compte à rebours de huit jours avant la mort :

« George se souvint de beaucoup de choses, en mourant, mais dans un ordre sur lequel il n’avait aucune prise. Considérer sa vie, faire le bilan ainsi que chaque homme, s’était-il toujours imaginé, devait le faire au moment du trépas, c’était contempler une masse mouvante, les carreaux d’une mosaïque tournoyant, tourbillonnant, retraçant le portrait, brossé dans des couleurs toujours reconnaissables, d’éléments familiers, d’unités moléculaires, de courants intimes, mais devenu également indépendant de sa volonté, lui révélant de lui-même une facette différente chaque fois qu’il essayait d’arrêter son jugement ».

71Q655lkBdLLe récit suit cette rétrospection, muant l’advenu en aventure, en quête identitaire, en roman des filiations. L’homme, né dans le Maine, a déménagé à Enon, en 1936. Il est devenu un horloger redoutable, si habile de ses mains qu’il a construit lui-même sa maison, il est expert en rouages et mécaniques de précision (ce que la couverture du livre, lors de sa parution en grand format mettait en valeur). C’est ainsi qu’il voudrait reconstituer cette vie qui lui échappe, les souvenirs qui s’emboîtent si mal au seuil de la mort. Le monde, la vie sont « une mécanique du désastre », comme l’écrit Laurent Mauvignier dans son dernier roman, Autour du monde (Minuit, 2014). Et c’est cette mécanique effroyable que démonte à son tour Enon, second roman de Paul Harding.

« Au revoir » étaient les derniers mots des Foudroyés. Revoici un Crosby, Charlie cette fois, petit-fils de George. Il s’agira de deuil toujours, d’un drame intime, terrible auquel Paul Harding donne des accents universels.

« La plupart des hommes de ma famille font de leurs épouses des veuves, et de leurs enfants des orphelins. Je suis l’exception. Ma fille unique, Kate, est morte renversée par une voiture alors qu’elle rentrait de la plage à bicyclette, un après-midi de septembre, il y a un an. Elle avait 13 ans. Ma femme Susan et moi nous sommes séparés peu de temps après ».

Ainsi commence Enon, en un paragraphe qui semble tout dire. Et ne dit rien évidemment, puisqu’il faudra à un père affronter l’impensable, l’irreprésentable : la mort de l’enfant, ce samedi après-midi 1er septembre, l’instant qui fait basculer toute chronologie et tout rapport au temps. Il semble s’arrêter, mais la mécanique implacable du deuil plonge le père dans les souvenirs (son grand-père, ses horloges, les espoirs brisés du petit-fils, la vie devant soi de Kate) puis dans une descente aux enfers parce qu’il est inhumain, et pourtant si banal, d’être mis face à ce vide abyssal. Charlie affronte les questions sans réponse, la douleur insoutenable et toujours renouvelée, l’impression de vivre hors de son propre corps ou de toute conscience. Charlie est foudroyé, les joies passées sont des tortures, le présent est impossible à habiter ; le temps est sorti de son axe, inverse à toute logique humaine.

Charlie s’évade dans les drogues, se traîne dans le cimetière, tente de se raccrocher, en vain, au passé, aux souvenirs de Kate heureuse, d’une famille unie, d’un grand-père qui savait, lui, réparer les mécanismes grippés. Il tente de « résoudre l’équation du deuil », concrètement, sur les murs de son salon, hiéroglyphes pour cerner « la tectonique des émotions ». Pour supporter le vide, la mort de Kate, il lui faudrait « créer une machine capable de contenir, en quelque sorte, une partie de son absence, il fallait que je translate mes écritures dans l’espace dimensionnel de la pièce ».

La prose au cordeau de Paul Harding épouse ce cerveau qui se décompose, ravage, échoue à ranimer les lambeaux du passé. L’écrivain investit la tempête sous un crâne, les démons et fantômes qui hantent ce père détruit. Il le suit dans Enon, port d’attache et référent de Charlie, désormais vidé de toute substance, dont les saisons sont le reflet de l’état mental du personnage, jusqu’au « vortex », l’ouragan « comme une horloge dont le rouage unique tournoierait au-dessus de nous dans le ciel ». Le roman, noir, tragique, incandescent, est aussi d’une drôlerie terrible, ironie du désespoir et prise de conscience d’un quotidien dérisoire.

Quelque chose sauvera le père du suicide, une renaissance se laisse espérer, « un semblant de réalité a commencé à surnager dans le bourbier onirique qui me poissait la cervelle ». Ce roman magistral est la preuve — ou « l’espace dimensionnel » que cherchait le personnage — de la puissance de la littérature pour dire et transcender la perte, la démonstration que « la vie n’est pas quelque chose que nous sommes contraints d’endurer mais plutôt quelque chose à quoi nous sommes privilégiés d’avoir été autorisés à participer ».

Paul Harding, Enon, traduit de l’américain par Pierre Demarty, 10/18, 288 p., 7 € 50 — en librairie le 17 septembre 2015.
Paul Harding, Les Foudroyés (Prix Pulitzer 2010), traduit de l’américain par Pierre Demarty, 10/18