Jean Echenoz, piéton du monde (Caprices de la reine)

Jean Echenoz © Dominique Bry et Christine Marcandier

Jean Echenoz n’a de cesse de surprendre ses lecteurs : chaque fois qu’il a semblé se couler dans un genre, c’était pour mieux le subvertir – ainsi du roman policier, du récit d’aventures, des biographies imaginaires (Ravel, Courir ou Des éclairs) ou du roman de guerre avec 14. Caprice de la reine, est un nouveau détour, au sens tout autant géographique que formel : sept récits comme autant de lieux composent ce recueil, malgré son titre qui pourrait faire croire à un roman historique à la Chantal Thomas.

On en est loin : ces caprices sont autant de stases ou parcours, regroupés dans un volume qui pourrait d’abord sembler « hétéroclite », de l’aveu même de son auteur. De « Nelson » à « Trois sandwiches au Bourget », Echenoz nous conduit d’un manoir anglais en 1802 à la banlieue contemporaine, en passant par la Mayenne, Babylone, le jardin du Luxembourg, les États-Unis et même un sous-marin. Sans compter les lieux que déploient ces espaces, puisque Le Bourget entre en écho avec Cachan ou Créteil ou, de manière plus surprenante, avec New York et Medellin. Les lieux sont, pour Jean Echenoz, des personnages comme des moteurs de fiction, des possibles, les sujets et objets du récit. Une digression de « Caprice de la reine » se donne d’ailleurs à lire comme un art poétique du recueil dans son ensemble : « Il est difficile dans une description ou dans un récit, comme le fait observer Joseph Conrad dans sa nouvelle intitulée « Un sourire de la fortune », de mettre chaque chose à sa place exacte. C’est qu’on ne peut pas tout dire ni décrire en même temps, n’est-ce pas, il faut bien établir un ordre, instituer des priorités, ce qui ne va sans risque de brouiller le propos : il faudra donc revenir sur la végétation, sur la nature, cadre non moins important que les objets culturels – équipements, bâtiments –, que nous essayons d’abord de recenser. »

Puvoirs_N° 119C’est à cette tâche tout autant « difficile » que ludique et capricieuse – une fugue, musique et départ – que s’attache Jean Echenoz : « recenser », « arpenter » comme autant de verbes définissant la marche et l’écriture. Chaque chose doit être « à sa place exacte », des troupeaux de vaches en Mayenne aux fonds sous-marins ou ponts du monde, mais l’ordre apparent cache des failles – il manque un sandwich au Bourget, malgré le titre du récit qui en annonce trois – et des mouvements souterrains, comme ceux des vaches tandis que l’écrivain « est en train d’achever d’écrire ceci. Les vaches n’ont pas l’air d’avoir tellement bougé, à moins qu’après avoir effectué dans notre dos un ballet frénétique, en nous voyant revenir elles aient sagement repris leur position initiale ».

Tout est leurre dans ce Caprice de la reine : on pourrait croire ces sept récits – écrits entre 2002 et 2014 pour différents supports, revues, magazines et catalogues – réunis par le hasard (ou le caprice de l’écrivain). De fait, ils sont comme une vue en coupe de l’œuvre de leur auteur, un feuilleté ou un concentré, un « of-meat » – au sens où Huysmans entendait ce terme : « de toutes les formes de la littérature, celle du poème en prose était la forme préférée de des Esseintes. Maniée par un alchimiste de génie, elle devait, suivant lui, renfermer, dans son petit volume, à l’état d’of-meat, la puissance du roman » (À Rebours). Echenoz est cet « alchimiste de génie » qui concentre en sept miniatures les échappées américaines de son œuvre (« Génie civil », récit d’un passionné de ponts qui, pour les observer in situ, décide « d’arpenter le monde »), ses vrais-faux romans d’aventures, sa passion de la documentation (« Babylone ») ou son tropisme pour les vies romancées : à Ravel, Zatopek ou Tesla succède Nelson, le fameux amiral qui, il faut le lire pour le croire, souffre « affreusement du mal de mer »… Les lecteurs d’Echenoz retrouveront dans Caprice de la reine les décrochages saugrenus et ludiques de sa prose, son génie du lieu, son attention aux détails et anecdotes : Satie et sa collection de parapluies (une centaine retrouvée à sa mort), les tablettes d’argile gravées « recto verso » par les « Babyloniens qui les conservent telles quelles ou qui, par précaution, quand ces informations sont importantes, les font cuire »

Chaque récit pourrait être le point de départ de dizaines d’autres, laissés en suspens dans une phrase ou une remarque qui n’est qu’en apparence anodine. L’espace est chambre d’échos pour Jean Echenoz, un éventail, en témoignent les croisements (involontaires) de ce recueil avec deux autres livres publiés ce mois-ci : dans « Nelson », Echenoz narre une manie de l’amiral qui ne se déplace jamais sans avoir rempli ses poches de glands. Et, chaque fois qu’il se rend chez des amis, il les plante dans leurs parcs et jardins « car il prévoit les choses à très long terme : il reboise et toute occasion lui est bonne ». Il s’agit pour lui de « planter des arbres dont les troncs serviront à construire la future flotte royale. De ces glands qu’il enfouit naîtront les mâts, les coques, les ponts et entreponts »… Comment ne pas penser à l’aveu d’une même manie par Erri de Luca dans Le Tort du soldat ? Lui aussi plante des arbres car « celui qui fait l’écrivain doit rendre au monde un peu du bois abattu pour imprimer ses livres ». Autre pli de l’éventail, la liste de « Vingt femmes dans le jardin du Luxembourg et dans le sens des aiguilles d’une montre » qu’égraine Jean Echenoz, « mes reines » comme il les appelle tendrement, en écho aux « grandes dames en marbre » de Milan Kundera, « le grand cercle formé par les statues des anciennes reines de France, toutes sculptées dans le marbre blanc » qui sert de décor aux premières pages de La Fête de l’insignifiance.

Suspens, hypothèses, déploiements du hasard, clins d’œil ironiques, (re)lectures : tout, dans Caprice de la reine, pourrait répondre à un programme d’écriture énoncé dès le premier roman de Jean Echenoz, en 1979, Le Méridien de Greenwich : « Que l’on entreprenne la description de cette image, initialement fixe, que l’on se risque à en exposer ou supposer les détails, la sonorité et la vitesse de ces détails, leur odeur éventuelle, leur goût, leur consistance et autres attributs, tout cela éveille un soupçon. Que l’on puisse s’attacher ainsi à ce tableau laisse planer un doute sur sa réalité même en tant que tableau. Il peut n’être qu’une métaphore, mais aussi l’objet d’une histoire quelconque, le centre, le support ou le prétexte, peut-être, d’un récit. » Echenoz est toujours ailleurs, dans un peut-être, véhicule de l’imaginaire comme du réel. Rien n’est par hasard dans ce recueil, et le nom du personnage de « Génie civil », Gluck (chance et hasard en allemand) n’est qu’une des facéties de ce Caprice. « On ne saurait donc se mouvoir qu’avec un but, un axe, un cap, une idée fixe en tête, sinon mieux vaut rester derrière ses fenêtres », énonce Gluck, justement. Cet axe, à la dimension du recueil, c’est le lieu comme (pré)texte, l’ici et maintenant à défaut d’un ailleurs qui toujours est leurre : « C’est un leurre, un malentendu, car c’est moins une région que l’on découvre que son nom, c’est lui qu’on parcourt plutôt qu’elle. »

C’est le monde – ou les noms du monde – qu’arpente Jean Echenoz, « explorateur autant qu’historien », en lointain héritier d’Hérodote. Il réussit le tour de force de transformer un panorama en récit – il fallait que le descriptif « sonne comme de la fiction », nous confirme-t-il – et, comme il a pu concentrer la Première Guerre mondiale en une centaine de pages dans 14, il puise des épopées dans le minuscule : chez lui « l’idée banale » est « toujours intrigante ». Les sept récits qui composent Caprice de la reine sont tout autant un journal d’écrivain, des Choses vues, qu’un vrai-faux récit de voyage. Ainsi, se rendre au Bourget est pour Echenoz aussi bien le vecteur d’une réflexion sur l’art du récit ou l’écriture que d’un regard politique sur le monde – de la fenêtre du RER, il remarque un bidonville « tout près du siège de l’entreprise Paprec, leader dans le domaine de la collecte, du recyclage et de la valorisation des déchets – et l’on pensera, de cette proximité, ce qu’on voudra ». Jamais le regard d’Echenoz ne pèse, mais son acuité vaut message. Caprice de la reine est une invitation à la distance – Jean Echenoz n’a-t-il pas écrit son récit de Mayenne au… Brésil ? –, une invitation « à ne pas emprunter les mêmes trottoirs, histoire de changer de point de vue ».

Jean Echenoz, Caprice de la reine, éditions de Minuit, 128 p., 13 € — Le dossier Jean Echenoz sur Diacritik