Henri Cartier-Bresson : le visible, l’Histoire, le politique (exposition au musée Carnavalet)

le Leica d'Henri Cartier-Bresson © Jean-Philippe Cazier

Mieux qu’une rétrospective, le musée Carnavalet propose un choix judicieux et révélateur d’images d’Henri Cartier-Bresson, l’ensemble allant des débuts du photographe jusqu’aux dessins qu’il réalise jusqu’à la fin de sa vie.

Les photographies de Cartier-Bresson étant très connues, très diffusées, le risque était de présenter des images reconnaissables avant d’être visibles, réaliser une sorte d’hagiographie, ou encore d’entasser le maximum d’images seulement spectaculaires mais sans logique. L’exposition se compose plutôt d’un choix de photographies qui met en évidence la recherche d’un artiste voulant faire de la photographie le moyen de rencontres et de croisements entre l’image photographique, la peinture, le politique, l’espace public de la rue, l’Histoire, entre un travail formel poussé et le hasard.

La photographie, chez Cartier-Bresson, devient le lieu où ces dimensions se rencontrent – rencontre qui oblige la photographie à inventer pour elle-même de nouvelles directions, de nouvelles modalités, de nouveaux enjeux, de nouvelles formes. Ce sont les moments de cette recherche, certains de ses instants parmi les plus réussis, ses prémices, son développement que cette exposition donne à voir.

Très vite, Cartier-Bresson photographie dans la rue, il photographie la rue. Il s’agit pour le photographe – Cartier-Bresson n’étant pas le premier – de sortir du studio, comme les peintres étaient sortis de l’atelier. La rue est ce qui n’est pas encore suffisamment photographié, elle existe comme un objet qui est encore à explorer et à faire voir. L’enjeu concerne la représentation : faire voir ce qui n’est pas vu, ce qui n’est pas montré, et le faire voir au maximum d’yeux possibles puisque la photographie, à la différence du tableau, est reproductible à l’infini, imprimable, diffusable autant qu’on le veut.

Dès ses débuts de photographe, Cartier-Bresson choisit les rues, en particulier celles des quartiers populaires de Paris plutôt que celles du Paris glorieux et riche, stéréotypé. Lorsqu’il s’intéresse à la rue en tant qu’objet de représentation, il ne se contente pas de photographier dans la rue ce qui a déjà été photographié, ce qui existe déjà en tant qu’image connue, il privilégie plutôt une vie dans la rue qui est exclue de la représentation ou peu présente : les rues « pauvres », le peuple, ce qui peut se passer dans les quartiers populaires, les enfants qui jouent, les ouvriers, les marchands des rues, etc.

Son intérêt pour le Surréalisme rejoint cette passion pour la rue puisque les surréalistes étaient aussi des arpenteurs méthodiques, des errants obstinés : marcher en se laissant guider par le hasard pour, comme dans un rêve, découvrir ce que l’on ne soupçonnait pas, relier ce qui aurait pu ne jamais l’être. L’arpenteur surréaliste est une sorte de somnambule à travers la ville, comme Cartier-Bresson le sera, mais un somnambule très particulier : œil ouvert, extrême vigilance, attention aigue à ce qui sans cela ne serait justement pas vu. Etre dans la rue de cette façon n’est pas une expérience facile et immédiate, il y faut une décision et une attention de l’œil, ce que le photographe, justement, réalise.

Vue de l’exposition © Jean-Philippe Cazier

Pour Cartier-Bresson, photographier la rue ne se limite pas à être dans la rue avec son appareil : il faut laisser la rue être le Sujet de la photo (et non seulement l’objet que l’on photographie), il faut laisser la rue guider les pas et l’œil, laisser advenir ce qui, imprévu, surgit, se présente, n’existe qu’un instant – tous les micro-événements qui ne sont possibles que là, dans l’espace indéfiniment ouvert des rues. C’est ce que Cartier-Bresson, inlassablement, toujours par-delà la l’imagerie bourgeoise ou la photographie misérabiliste, n’a cessé de faire durant sa vie de photographe.

La photographie de Cartier-Bresson possède une dimension documentaire. Il s’agit de montrer ce qui existe, d’enregistrer, d’archiver ce que l’archive visuelle, psychique et politique, habituellement ignore : le peuple, les individus ordinaires, les lieux à la périphérie invisible de la ville mais aussi du visible et du discours communs. Il s’agit de documenter les signes de la classe mais aussi ceux de tel individu qui apparaît, à la fois, en tant que représentant d’une classe, d’un collectif, et en tant qu’absolument individuel : tel individu, à tel instant, passant au coin de telle rue, saisi dans telle posture…

Chez Cartier-Bresson, ces deux dimensions ne sont pas séparables, étant au contraire impliquées par un point de vue politique que l’arpentage inlassable de la rue rend possible ou dévoile : si le photographe ne cesse de revenir à la rue, c’est aussi dans la mesure où celle-ci est pour lui un lieu politique, le lieu où le politique existe et se manifeste. L’on y voit ainsi s’y dérouler non seulement tel événement (mai 68, des manifestations, ou même la libération de Paris…) mais aussi – peut-être surtout – l’on y voit le peuple tel qu’il existe, pluriel, développant des vies, des actes, des signes, des passions, des désirs, que le discours politique habituel ignore, occulte en le réduisant à des catégories générales, abstraites, discrimantes.

C’est la vie politique que Cartier-Bresson photographie, la vie du politique, là où elle existe, dans la rue, y compris et surtout lorsqu’il photographie non des « événements politiques » mais la vie quotidienne, les rues, les architectures, les visages, les gestes, les habits – tel visage, tel geste, tel corps, telle posture. Le politique, ici, c’est le peuple tel qu’il vit, pense, agit, ce sont ses lieux de vie, les espaces qu’il habite et investit ; c’est l’ensemble infini des individus – chacun apparaissant dans un fait absolument individuel – autant que telle classe économique et sociale avec ses habitus, ses signes, ses modes vie, ses lieux (les bords de Seine, le métro, Belleville…).

Henri Cartier-Bresson, Jean-Paul Sartre et Jean Pouillon sur le pont des Arts, 1945, collection musée Carnavalet © Fondation Henri Cartier-Bresson/Magnum Photos

Dans l’exposition organisée au musée Carnavalet, cette dimension documentaire, sociale et politique du travail de Cartier-Bresson est d’autant mieux mise en évidence que l’exposition se concentre sur le rapport du photographe à la ville de Paris pour, bien sûr, montrer son attachement à cette ville, pour mettre en évidence la façon dont Cartier-Bresson l’investit inlassablement tel un objet inépuisable dont il ne cesse de faire le tour, qu’il ne cesse de déplier, mais aussi pour souligner comment les photographies de Cartier-Bresson sont traversées et façonnées par l’Histoire qu’elles montrent et dont elles rendent compte. Il est évident que ses photographies de la libération, de l’interrogatoire de Sacha Guitry, celles de mai 68, celles des manifestations politiques qui traversent la capitale à telle ou telle époque ont une référence immédiatement historique. Mais l’on peut aussi être attentif aux photographies qui, des années 30 aux années 70, montrent, au sein d’un « même » espace parisien, les évolutions urbaines, architecturales, la transformation des signes vestimentaires, physiques, la façon dont les corps se transforment, dont les postures ne sont plus les mêmes, la façon dont des réalités nouvelles apparaissent, de nouveaux modes de vie (salon des arts ménagers, etc.).

Les photographies de Cartier-Bresson sont imprégnées par l’Histoire, elles sont un moyen d’enregistrer celle-ci, non uniquement de la montrer mais de la faire voir, de la rendre visible – et si ses photographies sont encore et toujours essentiellement des photos faites dans la rue (y compris de nombreux portraits d’artistes ou écrivains), c’est parce que la rue est le lieu où l’Histoire est visible, le lieu privilégié de son existence et de son apparition. La rue est ainsi, pour Cartier-Bresson, comme un révélateur, de la même façon que la photographie est un révélateur, les deux alors se rejoignant.

Document sociologique, traversée par l’Histoire, condition de la visibilité d’une certaine réalité, la photographie est tout autant, chez Cartier-Bresson, en rapport avec la peinture. De fait, l’espace de la photographie est chez celui-ci pensé comme un espace pictural et construit comme tel. L’intérieur du cadre paraît se clore sur lui-même, développer sa propre composition interne selon des plans différenciés, des rapports d’ombre et de lumière, des lignes complexes. Il est frappant de constater la façon dont Cartier-Bresson tire parti de ses éléments pour structurer ses images de la manière la plus architecturée mais surtout la façon dont ses photographies sont pensées également selon une dimension verticale qui tend à aplanir l’espace de la photographie qui existe donc selon la hauteur, la largeur, la profondeur (perspective, lignes de fuite) autant que selon un étagement vertical. Cartier-Bresson rejoint l’espace privilégié de la peinture impressionniste, celle de Manet, celle de Van Gogh, celle déjà de Monet – espace vertical qui sera aussi, par exemple, celui de Paul Klee dont Cartier-Bresson, en ce qui concerne la composition et le type d’espace, semblerait très proche…

Par-delà cette question de la verticalité de l’espace, le rapport à la peinture, aux arts visuels, est omniprésent dans ces photographies : tel portrait de Sartre pourrait rappeler le célèbre Cri de Munch, l’on pourrait reconnaître dans telle composition, telle façon d’agencer des mannequins, le message du Surréalisme, et Giacometti est transformé en sculpture de… Giacometti. Cependant, là encore, le photographe ne quitte pas le rapport à l’Histoire et à celle qui pour lui est la plus proche puisque les courants picturaux qui résonnent dans son travail sont ceux qui lui sont temporellement proches, voire dont il est le contemporain, et dont, en les réinventant, il transpose dans ses photos les innovations et les possibilités. Il quitte d’autant moins l’Histoire que l’introduction de la peinture dans la photographie telle que la réalise Cartier-Bresson est aussi un moyen de composer et créer des images qui font voir l’Histoire, comme elles font voir le politique ou le social, l’ensemble des dimensions de la photographie selon Cartier-Bresson résonnant alors ensemble.

Vue de l’exposition © Jean-Philippe Cazier

Henri Cartier-Bresson – Revoir Paris, Musée Carnavalet, Paris, du 15 juin au 31 octobre 2021.