Le grand entretien : Peter Harper (session acoustique)

Peter Harper © Benoît Legemble

S’il est dur de vivre à l’ombre du frère, le songwriter californien Peter Harper semble savoir comment s’affranchir des figures tutélaires. À l’occasion de la parution de son deuxième album, intitulé « Break the Cycle », nous nous sommes longuement entretenus avec l’artiste, jadis plasticien et sculpteur, sur sa relation à la création et aux arcanes du mythe familial, tandis que son frère Ben Harper s’apprêtait à faire paraître l’opus  » No Mercy in This Land », en duo avec le légendaire harmoniciste Charlie Musselwhite. L’opportunité nous fût donc donnée de découvrir en tournée bien plus qu’une simple doublure : soit un formidable oiseau libre, musicien virtuose ivre de maîtrise, en quête d’échanges intimistes et de partages en tout genres. Quand chanter devient un manifeste plastique sur la constitution identitaire et les affres d’une communauté restaurée. Une géologie sensible et émancipée, signée Peter Harper.

Peter Harper © Benoît Legemble

Peter Harper nous a reçu à quelques jours de Noël dans une chambre d’hôtel de Périgueux, dans le sud de la France, à la veille d’un concert dans la chaleureuse salle du Sans réserve. Il n’y fut pas avare de sessions acoustiques, puisqu’il joua à l’abri des regards sur sa célèbre guitare ténor qui est sa marque de fabrique, un morceau à paraître, intitulé « Lift you up », interprété entre les quatre murs de sa chambre à coucher, une fois sonnés les douze coups de minuit. Une façon de terminer en apothéose un entretien commencé bien plus tôt ce jour-là. L’anecdote n’est pas vaine, puisqu’elle dit tout du désir d’être entendu. D’être réellement écouté. Ce, peu importe le nombre. Peter Harper semble s’affranchir du carcan de la multitude. Il ne cherche pas plus la cohorte de fans qui accompagnent son frère Ben que les ressorts du star system qui en constituent la mécanique.

Un homme simple nous est apparu, tel qu’en lui-même. Un être avide de porter ses chansons d’un public l’autre. Peu importe la manière, même si Peter avoue préférer l’ineffable faisceau de nos fors intérieurs. C’est qu’il s’agit de rassembler, tout en étant authentique. L’art ne peut être un calcul, et c’est probablement là tout le génie du natif de Claremont. Deux jours durant, il n’a eu de cesse de se dévoiler, dans une conquête permanente de l’allégresse et des moments heureux, comme en quête d’un nouveau miracle. Peter Harper est un homme solaire. Il sème la joie là où il passe, même s’il aime à éreinter le cœur de son public par ses chansons extatiques à la beauté troublante – assis sur le lit mal fermé d’un monde qu’il ne reconnaît plus, confrontant ses auditeurs au double pouvoir propre à toute beauté. Qui n’a pas vu l’homme en action ne peut savoir le degré de retranchement intérieur avec lequel il s’adresse à son auditoire. Ses chansons sont des prières, sa folk s’affranchit de la sclérose du mythe national. Son gospel « live »renoue avec les heures sombres de l’histoire de l’esclavage nord-américaine. Soit une œuvre complexe et syncrétiste, à mi-chemin entre la pastorale et l’oraison, qui n’est à tout prendre qu’une égalité de terre et de feu. Un jardin d’hiver pour dire en lettres d’or le mystère de nos existences. Peter Harper s’acquitte de sa tâche à merveille. Il le fait à hauteur d’homme.

Portrait donc d’un artiste atypique, dont les mobiles nous disent tout à la fois la brûlure, la pluralité des formes et la primauté de l’humain. Avec Peter Harper, le spectacle n’est plus une habitude, mais une essence. La musique, un corps vulnérable et vibrant. Une voix chaude et éraillée, qui viendrait sourdre d’un autre temps, sans fard ni artifices. Diacritik dévoile pour vous les meilleures pages d’une conversation éphémère sur l’Art et ses éternités.

À l’art parfois stéréotypé du portrait, il y a des figures incontournables. Et dans votre cas, il semble difficilement possible, Peter Harper, d’éluder celle de l’artiste en jeune homme. Beaucoup ont glosé l’influence du Folk Music Center – tout à la fois boutique et atelier, où l’on pouvait trouver des instruments du monde entier, et qui était tenue par vos grands-parents. Mais la critique l’a souvent fait sans jamais véritablement en dessiner les contours, parce que ça renvoyait déjà à un héritage familial, donc aussi à votre frère. Alors on vous pose légitimement la question, Peter Harper : comment était-ce de grandir dans cette géographie propice à la fable ? À quoi a ressemblé l’enfance de Peter dans la banlieue paisible de Pomona, parmi cette foultitude d’objets artistiques et poétiques ? En quoi ce lieu a-t-il été déterminant dans la genèse du futur sculpteur et songwriter alors encore en devenir ?

Peter Harper © Benoît Legemble

En fait, le magasin existait bien avant que j’y joue un rôle. On parle là de la fin des années 50. De 1958, exactement. C’est-à-dire un bon moment avant que je vienne au monde. Lorsque j’étais enfant, j’ai essentiellement grandi aux côtés de ma mère, vous savez, car mon père n’était déjà plus dans les parages. Alors, après l’école, vous aviez le choix : ou vous pouviez rentrer à la maison, où il n’y avait personne, ou bien vous alliez directement de l’école jusqu’au Folk Music Center – qui n’était vraiment pas loin. C’était à moins de deux kilomètres de la maison. Alors la plupart du temps, après l’école, je me mettais en chemin pour le magasin. En fait, j’y allais avant et après l’école, précisément parce que ma mère y travaillait. C’était comme ça. On attendait avec elle qu’elle ait fini sa journée de travail pour enfin rentrer à la maison. Et avant que j’aille l’école, j’étais déjà fourré là-bas. Cette boutique, puisqu’elle est le lieu où je passais tout mon temps et qu’il y avait là ma mère, qui y passait ses journées entières – elle aura finalement fait office de garderie, à mes yeux. La plupart des enfants vont pour cela dans des lieux spécialisés, avec de vraies nourrices, puis des adultes qui se sont professionnalisés dans la garde d’enfants – et qui les ont tout le temps à l’œil. Mais pour moi, la nounou, ça a toujours été le Music Store, vous comprenez ?

Je me rappelle d’une fois plus spécifiquement, où vers l’âge de neuf ans, j’étais en train de marcher dans la rue pour m’y rendre après l’école. Et je me rappelle avoir éprouvé un immense sentiment de liberté. Moins de deux kilomètres à parcourir, et pourtant j’étais si fier, vous savez. Je me sentais déjà un grand garçon, taillant la route à ma manière – et je trouvais ça tellement cool. Ensuite, vous ouvrez la porte du magasin, et je peux vous dire qu’il n’y a pas deux endroits semblables à celui-ci. Il n’y a rien que vous puissiez vous imaginer pour vous figurer un tel lieu, puisque ça échappe à tout ce qu’on est habitué à voir, de façon normative. Là, on parle de quelque chose de magique. Et en même temps, dans mes yeux d’enfant, tout ça était normal. C’était tout ce à quoi je n’avais jamais eu accès. Donc, c’était vraiment la norme, pour moi. En fait, l’idée, c’est un peu celle du tour de magie qui, tout tour de magie qu’il est, avec tout ce que ça comporte, demeure quelque chose d’habituel, dans la perception que j’en avais du moins à l’époque. Et tout le monde venait me voir pour me parler du magasin, s’extasier en parlant encore et encore du lieu et de la chance que qu’on avait eu, Ben et moi, d’évoluer là. Mais pour moi, la réponse était simple : « Oui, c’est ce qu’on fait, ici. C’est notre savoir-faire maison ». Ma réaction était du domaine de l’ordinaire, puisque c’était mon quotidien.

Mais je n’ai finalement bien compris tout ça qu’en vieillissant. Je n’ai entendu la chance qui a été la mienne durant ces années que bien plus tard, pourtant. La chance aussi d’avoir grandi dans un lieu magique. C’était surnaturel, et les autres n’arrêtaient pas de me le dire, mais il m’a fallu du temps pour l’intégrer ainsi. Parce qu’après tout, il faut s’imaginer la chose ainsi : imaginez-vous grandir à l’intérieur d’un magasin de bonbons, d’une confiserie. Vous êtes entouré de friandises durant toute votre vie. À partir de là, le bonbon n’est plus un voyage. Il devient un style de vie. S’il reste délicieux ? Évidemment. Mais c’est différent pour toi, lorsque tu grandis à l’intérieur d’un pareil endroit, que pour ceux qui n’y passent qu’une fois par semaine ou parfois même qu’une unique fois par mois, sinon par an. Leur voyage était différent du mien. Pour ceux-là, grandir au Music Store, c’était comme aller à Disneyland.

Précisément parce que c’est un lieu dédié aux rencontres entre instrumentistes, le Folk Music Center aurait-il joué un rôle prépondérant dans votre relation à l’Autre – dans votre rapport à l’étranger et à cette altérité qu’il porte avec lui ?

Certainement, parce que c’était un lieu ouvert ? Tout le concept reposait là-dessus. Alors que lorsque vous grandissez, on vous apprend surtout qu’il ne faut pas parler aux inconnus, que ça peut être dangereux.  On vous parle de kidnapping, et d’autres choses parfois effrayantes. Mais au Music Store, c’était tout le contraire : il y avait des étrangers tout le temps. Et je connaissais plus d’étrangers que je n’avais d’amis – alors que j’avais pourtant déjà beaucoup d’amis ! (Ndlr : il rit de nouveau, très amusé par la situation). Pour Thanksgiving, ma grand-mère avait pour tradition d’aller dans l’entourage chercher ceux qui étaient seuls, ou loin de chez eux, ou encore privés d’une famille. Et elle les ramenait à la maison pour dîner avec nous. C’était chaque année ainsi : à chaque repas de Thanksgiving, lorsque l’on s’asseyait, il y avait toujours des étrangers à table. L’initiative partait souvent du Music Store : elle parlait avec ceux qui trainaient dans la boutique, et lorsqu’elle savait qui n’avait nulle part où aller, elle les invitait. En fait, c’était un grand repas de famille avec de parfaits inconnus. Et c’était formidable, parce qu’elle nous a toujours ramenée des personnes superbes, merveilleuses – chacune à leur manière. Elle nous a en fait ouvert les yeux sur la beauté de l’humanité, au sens large.

Peter Harper © Benoît Legemble

Nous avons parlé du Folk Music Center, parce que tout prêterait, par facilité, à penser que c’est là que tout a commencé, pour Ben comme pour vous, Peter. Mais il faut aussi rappeler que vous êtes professeur d’histoire du rock’n’roll dans une prestigieuse université californienne…

Alors que finalement, si l’on devait parler de mon passé, on devrait surtout se rappeler que j’ai passé plus de temps à sculpter et graver. J’ai consacré plus de vingt ans de ma vie à la sculpture – à retailler du bronze, à enseigner à mes élèves comment façonner pierres et cailloux. Ma relation à l’enseignement, elle s’est fondée autour du triptyque « sculpture/peinture/dessins ». Et le rock’n’roll est venu bien plus tard. Je crois que je n’ai dû donner des cours sur l’histoire du rock que 5 ou 6 ans, en fin de compte. J’ai commencé l’enseignement il y a seulement douze ans. Et à cette époque où les cours ont commencé, je me dédiais quasi-exclusivement à la sculpture, de façon très obsessionnelle. En fait, à faire des croquis, du buvard et des bronzes. Et puis est arrivé l’enseignement, et donc ce cours de rock’n’roll. Et c’était génial. Vous savez, d’une certaine façon, il y a des fois où vous vous dites que jouer et enseigner, ce sont deux mondes très différents. Et puis de façon étrange, d’autre fois, ça vous semble finalement complètement liés. Un peu comme s’il s’agissait d’un « Clark Kent vs Superman » (il éclate de rire).

Vous avez donc en fait commencé à jouer bien plus tard que ce qu’on pouvait le penser. Votre chemin est singulier…

Lorsque j’étais enfant, je n’ai ironiquement jamais joué d’aucun instrument au Folk Music Center. Je passais mon temps à observer et à écouter la musique qui s’y jouait. Et puis quand j’ai été adolescent, j’ai demandé à mes grands-parents si je pouvais venir travailler au magasin, et apprendre à réparer les instruments. J’y ai appris à réparer quasiment toutes sortes d’instruments! Un jour, mon grand-père m’a vu observer avec insistance les guitares et il m’a dit : « tu veux te spécialiser là-dedans, n’est-ce pas ? ». J’ai donc répondu oui. Alors il m’a montré une énorme montagne de percussions en piteux état qui étaient dans un coin, et il m’a dit : « Tu vois cette pile de percussions ? Quand les peaux auront été réparées, tu pourras commencer à réparer les guitares. » Je lui ai dit que je voulais vraiment apprendre à réparer les guitares, et il m’a répondu : « Alors tu ferais mieux de te mettre au travail ! » Vous savez, cette pile était réellement gigantesque ! Une ribambelle de percussions complètement détruites s’était accumulée dans un coin au fil des années. Il devait se dire : « Je fixerai les peaux plus tard. Oh, et puis je le ferai encore un autre jour ». Et ça a dû durer comme ça durant longtemps, parce que je vous jure que cette pile était sans fin. Alors bon, j’ai fini par me mettre au travail. C’était pour moi plus qu’un simple moyen de gagner un peu d’argent. Au magasin, vous développez des compétences. Sans parler du fait que tout le monde a participé à son histoire : ma mère y a travaillée, Ben aussi. Tout le monde a joué un rôle dans cette affaire. On s’est tous dédié à ce lieu. Moi ? Je me suis simplement dit que c’était maintenant mon tour. Alors ça s’est fait naturellement. En réparant ces percussions, j’ai appris que chaque instrument était un nouveau problème. Réparer l’instrument ne suffit pas. Il faut en jouer après, pour s’assurer que ça sonne juste. C’est devenu une routine : je réparais, je jouais, puis je passais au suivant. Jusqu’au jour où mon grand-père m’a enfin donné l’autorisation de passer aux guitares : là, je me suis mis à apprendre à réparer des cithares, des banjos, des lapsteel ou des weissenborn.

Je me rappelle entre autres de ce type qui était venu à la boutique, il y longtemps. Il était allé dans le désert, et il faisait là-bas une chaleur de 45 degrés au moins. Autant dire que ça n’est pas vraiment bon pour les instruments, lorsqu’il fait aussi chaud ! Le type avait pensé anticiper le problème, et avait mis sur sa weissenborn un vêtement mouillé, en pensant que l’humidité aiderait à garder le dobro en bon état. Mais ça a été tout le contraire : quand on a tiré l’instrument de l’étui, chaque lamelle de bois s’est détachée. La guitare était en lambeau, elle s’émiettait comme un puzzle trempée dans l’eau. C’était horrible ! J’ai vu le type entrer avec sa guitare, et j’étais vraiment fou. Je lui ai dit : « Mais bon sang, qu’est-ce que tu as fait ?! » J’avais probablement une vingtaine d’années, et ça a été un vrai challenge que de réparer cette guitare. Mais au final, j’ai réussi à la remettre en état, et elle sonnait merveilleusement bien. Je suis resté à faire ça quelques années, avant d’obtenir mon Master en sculpture à l’université. À cette époque, je jouais un peu de guitare, mais c’était encore très basique. Je ne me suis en fait pas senti très à l’aise sur une guitare : le manche était trop gros à mon goût, tout comme les cordes – et je trouvais que six cordes, c’était déjà trop pour moi. Bref, c’est juste que ça ne m’allait pas. Alors quelques années plus tard, quand je suis revenu à la musique, j’ai cherché un instrument qui m’offrait le tuning (Ndlr : technique d’accordage dans laquelle une note prédomine sur les autres, donnant une couleur constante au jeu de guitare) que je cherchais à l’époque.

Peter Harper © Benoît Legemble

Donc selon vous, il n’est pas une nécessité de s’adapter à l’instrument. La question serait plutôt de rencontrer l’instrument adéquat. C’est pour cette raison que vous avez opté pour la guitare ténor quatre cordes ?

Oui, c’est exactement pour ça. Ce que je veux dire, c’est qu’il y a trop de gens qui prennent un instrument au hasard et finissent par se décourager. Ils pensent qu’ils n’y arriveront jamais. Alors qu’en fait ça ne dépend pas toujours de vous. Vous avez peut-être seulement choisi le mauvais instrument. Il faut trouver celui qui vous convient. Peut-être que ce qui vous convient, c’est le tambourin. Peut-être que c’est le banjo ou le ukulélé. Ou peut-être encore le violon, qui sait ? Il faut que la personne parvienne à rencontrer l’instrument qui corresponde parfaitement à son caractère et à sa sensibilité. Il faut que ça fasse écho à ce qu’elle est en tant qu’être humain. Tout ça a presque à voir avec l’alchimie. Il faut déjà que la relation physique avec l’instrument soit confortable. Si le ressenti dans la prise en main n’est pas bon, alors vous ne pourrez rien jouer. Et c’est quelque chose qui s’applique à quasiment tout en général, même si peu de gens veulent bien le reconnaître. Avec la guitare ténor, j’ai l’impression d’avoir trouvé ce que je cherchais. Je trouve le dobro vraiment extraordinaire, par exemple, mais je n’ai pas réussi à y trouver la même approche que celle que j’ai avec la ténor. Probablement que cela a à voir avec la facilité avec laquelle on change de tuning sur une 4 cordes. J’adore changer de couleurs, et la ténor offre ça. C’est vraiment l’instrument qu’il me faut !

Vous savez, je suis parti pour New-York quand j’avais 23 ans. Alors, il a fallu attendre bien plus tard pour connaître l’épiphanie musicale. À cette époque, je suis parti étudier le dessin et la sculpture. J’ai aussi étudié la peinture, mais j’y ai accordé de fait bien moins de temps qu’à la sculpture. C’est d’ailleurs comme ça que j’ai décidé de me dédier plus encore à ma musique : j’étais en train de sculpter un bronze monumental d’environ trois mètres de haut, et je voulais le  transformer en une série de bronzes vraiment petits. Parce que vous savez, lorsque vous faites des vernissages et des exhibitions, un bronze de 3 mètres, c’est vraiment très délicat à transporter. C’est réellement lourd, et vous prenez alors conscience de combien il est difficile de vivre et voyager en portant avec soi une maison aussi encombrante. Moi, je voulais que ces galeries ne soient pas des lieux morts. Je voulais que ce que j’y expose ait un réel impact sur les gens. Mais au départ, ça n’a pas eu l’effet que j’escomptais auprès du public. Tout ça parce que j’avais placé les pièces sur un piédestal. Mais ça peut marcher ou non, selon que l’on positionne l’objet dans un angle et qu’on invite ou non les gens à se déplacer autour de l’objet, pour s’en imprégner. C’est intéressant, parce que ça a à voir avec l’idée de mobilité et de point de vue. L’impact dépend du point de vue de celui qui voyage. Et on est là finalement très près de ce qui se joue dans la musique. Quand on créée une œuvre d’art de ses propres mains, on veut aussi que les gens la ressente vraiment. Il y a une immédiateté quasi-organique et une relation viscérale à l’œuvre. Alors on attend du public qu’il consomme l’œuvre autrement que s’il était simplement en train de regarder une émission de télévision : vous regardez l’émission, celle-ci se termine, et puis vous l’oubliez. Un sculpteur va exiger autre chose de son public : il veut qu’il sente la matière. Je sais qu’il y a des gens, maintenant, qui adopte ce type de consommation dans les musées : ils passent d’une œuvre à l’autre rapidement, choisissent un adjectif et s’exclament, puis oublient tout à leur tour. Mais on ne peut pas vraiment se résoudre à ça comme à un état-de-fait. Le fait de créer change votre horizon d’attente. Voir une des plus formidables œuvres d’art qui ai jamais été produite par l’humanité réduite à une simple réaction ou un simple adjectif, ça peut être à la fois dur et très déconcertant. Il nous reste peut-être à conquérir notre vrai public, après tout ? C’est peut-être ça, notre combat. Il faut continuer à arpenter le monde à sa recherche. Personnellement, je n’arrive pas à me résigner complètement, parce que je sais qu’à chaque fois qu’il y a une insurrection, une émeute ou un mouvement civique quelque part dans le monde – à chaque fois, il y a une œuvre d’art arborée en guise de symbole. Tout ça a du sens : la voix du peuple ne se fait entendre que par le prisme de l’art. Et c’est très beau. Alors dire, comme le font certains critiques, que la sculpture ou la peinture ne font plus sens, c’est pour moi une complète hérésie. Il n’y a pas d’art mineur.

Peter Harper © Benoît Legemble

Dans vos cours de rock, vous évoquez avec vos élèves l’idéologie inhérente à l’idée de mort du rock’n’roll ? À quelle période pensez-vous lorsque vous parlez de la transition des genres, comme vous l’avez fait en « off » de cette interview ?

En fait, je n’irais pas jusqu’à parler de véritable mort du rock’n’roll. Seulement d’un moment bien spécifique, où il a cessé d’être associé à l’idée de nouveauté. Et d’un moment où les gens aspiraient à plus. C’est là qu’on a commencé à explorer des directions différentes, qu’est apparu le Punk rock,  que le Heavy Metal a commencé à prendre une ampleur considérable.  Je pense évidemment à des groupes comme les Sex Pistols, mais on peut aussi inclure des musiciens comme Patti Smith, parce qu’elle a réussi à introduire l’oralité, les mots parlés issus du quotidien, et à les transformer en poésie. C’était quelque chose d’inédit. On peut également citer des formations comme The Cramps ou les Black Flags, qui incarnent bien l’esprit de cette période. Il y a aussi les Who, et avec eux, et par extension, une première ébauche de ce qu’on peut retrouver dans le Ska – ce glissement en train de s’opérer, qui va du rock vers le punk rock. Les Who, parce qu’ils apportaient avec le concept de Mods. Je parle là de la première période de l’œuvre des Who, qu’il n’y ait pas de confusion. Mais tout ça ne représente qu’un aspect seulement de l’immense richesse de cette période. Parce qu’avec l’arrivée du heavy metal, avec l’exemple de quelqu’un comme Tommy Iomi (Ndlr : le guitariste du groupe Black Sabbath), qui avait perdu trois doigts à la main droite, il était évident qu’on ne pouvait plus jouer de façon standard sur des cordes standards, avec un tuning (accordage) traditionnel. À partir de là, il fallait changer le système d’accordage, les systèmes électriques, et repenser complètement la chose pour accoucher d’un son nouveau. Le résultat est vraiment sombre, et lourd. Et ça va tellement loin que vous vous dites : Waouh, quand même ! C’est à ce changement-là que j’associe cette période, plus qu’à un jugement radical sur la mort ou la non-mort du rock’n’roll. L’arrivée d’un son nouveau, d’un changement en profondeur, des règles et du son. C’est d’ailleurs vraiment intéressant, ce qui se passe actuellement. Si vous prêtez attention à des gars comme Jack White et des groupes comme les Black Keys… Ils contribuent le noyau dur, d’une certaine manière, du Blues Rock Revival – mais en même temps, ils intègrent des choses très modernes dedans, des choses parfois héritées de Kurt Cobain et du Punk de Seattle. Jack White, pour moi, c’est vraiment l’incarnation de ce phénomène. Il est pour moi davantage un musicien ancré dans le rock’n’roll traditionnel. Mais il n’en est pas moins révolutionnaire. Il n’y a rien qui tienne la comparaison avec Jack White !

Qu’est-ce que ça a impliqué pour vous, de sacrifier les arts graphiques pour la musique ? Y a-t-il eu une forme de renoncement, du point de vue de la création ?

J’ai une relation particulière aux arts graphiques. Les gens me demandent d’ailleurs souvent si je continue de sculpter, ou si je suis davantage musicien – et vous avez envie de répondre que vous n’êtes pas plus illustrateur, que sculpteur ou musicien. Que vous êtes le plus simplement du monde un artiste, et que toutes ces disciplines ont entre elles une perméabilité. Qu’il n’est pas question de choisir. Ça serait presque absurde. Pour la plupart de ceux qui abordent la question de l’écoute, les gens vous diront qu’un son est quelque chose qui s’appréhende par l’oreille. Alors que pour moi, ça a dès l’origine à voir avec la sphère des sentiments, et donc ça a en fait quelque chose de plastique. Écrire une chanson, c’est quelque part similaire à la construction d’une sculpture. Chaque courant insufflé est un tour, et chaque tour est une forme, avec ce qu’elle peut avoir d’incarnée. C’est pour cela que je suis fasciné par l’idée qu’on puisse dire que l’on sculpte une chanson. Quelque part, c’est vraiment de cela qu’il s’agit.


Vous vous rappelez de la première chanson que vous ayez entendue ?

Probablement We are the Champions, de Queen. Il y avait sur ce morceau cet outro incroyable ! C’est l’une des plus anciennes dont je me souvienne. Quand j’étais enfant, lorsque les voisins arrivaient à la maison, il fallait qu’on aille dans notre chambre. Alors on tamisait la lumière, et vous savez, il y avait des étoiles au plafond. Alors on mettait des chansons de Queen ou des Who, et on prenait une raquette de tennis pour les imiter. On se mettait à jouer, et moi, je réclamais à chaque fois mon moment de gloire. Les autres me disait : « Tu es Pete, comme Pete Townshend ! », « c’est l’heure du solo de Pete ! » C’était devenu une blague entre nous… Et je m’exécutais avec plaisir. Je prenais ma raquette-guitare pour la faire vrombir et rugir de tous les sons qui me passaient par la tête. Dans ma tête, ça sonnait si bien ! Je prenais un plaisir incroyable à faire ça. Vous imaginez ça ? Les autres enfants qui crient votre nom et vous réclament. Pour moi, c’était mon heure de gloire. J’adorais ces moments-là. Ça reste gravé dans ma mémoire de façon indélébile.

Et la première chanson que vous ayez chantée ?

Ça doit certainement être une chanson en lien avec ma mère (Ndlr : la chanteuse Ellen Harper). Elle adorait se rendre à des concerts et se produisait également un peu partout dans la région. Ma mère est un vrai oiseau : elle chante merveilleusement bien, et fredonne toujours un tas de chansons. Moi, à cette époque-là, je voulais avoir un oiseau, et à force de le lui demander à longueur de journée, j’ai fini par l’avoir. Un soir qu’on s’était rendu à l’un de ses concerts, je l’ai entendue chanter : « I got a bird, that whistles / Peter’s got a bird / Peter’s got a bird that sings… » Vous imaginez ça ? Elle parlait de mon oiseau à moi ! Elle avait changé les paroles d’une chanson, et avait simplement troquée « world » par « bird ». Mais pour moi, c’était grandiose ! Je me rappelle être sorti du concert heureux comme jamais, et avoir chanté cette chanson encore et encore sur le chemin du retour, puis durant un bon moment. Cette chanson est de Taj Mahal, mais je ne le savais pas, à l’époque. En tant qu’enfant, c’était pour moi la chanson de ma mère. Et en changeant les paroles, elle en avait simplement fait « ma » chanson. C’était aussi simple que ça. Pour moi, tout était parfait : j’avais finalement mon oiseau, et la chanson qui allait avec. Une chanson sur moi ! Comme enfant, on ne peut pas espérer davantage, je vous assure.

Y a-t-il eu un artiste plus jeune, dont vous étiez vraiment fan, et que vous continuez à écouter aujourd’hui ?

J’ai grandi dans les années 80 et 90, et je me rappelle surtout avoir écouté des cassettes. Celle que je mettais en boucle, je crois bien qu’il s’agissait d’un EP de Public Enemy. Leur « Fight the Power », surtout. J’écoutais beaucoup de rap, notamment Run DMC. Du R’n’B, également. J’étais fan des Boyz II Men, de Jealousy. De New Edition. Mais tout ça, c’était la face A de ce que j’écoutais. Sur le face B, il y avait Marvin Gaye, Bill Withers et les Pointer Sisters. Toute l’essence de la soul music. Celle des années 60 jusqu’au début des années 70. J’avais alors 16 ou 17 ans. J’adore aussi bien le son de la Stax que de la Motown, mais à cette période de ma vie, c’étaient vraiment vers ces derniers que ma préférence allait. J’écoutais tout le catalogue Motown jusqu’à épuisement.

Mais ça n’était pas quelque chose de conscient – ça n’était pas un choix de ma part. Tout ça s’est fait naturellement. Je voulais juste trouver les meilleures chansons qui puissent être, et c’est chez eux qu’on les trouvait. C’est avec eux que la transition s’est faite jusqu’à Stevie Wonder. Et puis la porte s’est grand ouverte vers d’autres genres, comme le rap. Même si je ne suis plus ce genre aujourd’hui avec la même intensité que je le faisais autrefois. Il y a cependant certains artistes que je continue à suivre, comme DJ Shadow, que j’adore. Une chanson comme « Nobody speak », c’est juste inégalable ! Sa musique est véritablement cool, à un point que c’en est imparable. Mais à part lui, je n’écoute plus autant de rap qu’avant. Probablement parce que la nouvelle génération s’est entièrement remodelée. Les repères ont changé, tout comme les codes.

Aujourd’hui, j’écoute beaucoup la folk de l’irlandais Glen Hansard. Sa musique laisse une trace indélébile. Il fait définitivement partie de mon « top 3 » personnel, avec Ray LaMontagne et Damien Rice. Oui, ce sont probablement les trois artistes contemporains que j’écoute le plus ! Mais en fait, mon rêve à moi, ç’aurait été de rencontrer Prince. Ce type savait jouer de n’importe quel instrument. Vous imaginez à quel point il était brillant ? Parce que sa virtuosité n’avait rien d’amateur ! Il maîtrisait véritablement chaque instrument dont il jouait. Si j’avais à choisir une collaboration virtuelle, ça serait définitivement avec lui. Mais en même temps, ça doit être difficile de faire un vrai duo avec Prince, tout simplement par le fait qu’un type comme lui prenait en charge le projet, l’orchestration, les instruments, de A jusqu’à Z. Et ça laisse donc peut de place à l’autre ! Vous êtes là dans le même type de configuration de Keith Richards collaborant avec Chuck Berry : ce sont deux légendes, mais encore faut-il que l’une laisse de l’espace à l’autre. C’est une question de contrôle de l’espace. Pour faire un vrai duo, il faut l’espace nécessaire à chacun. En plus de Prince, j’aimerais sûrement ajouter Nina Simone, mais là on est en plein fantasme. Oui, ça doit être quelque chose, de faire un duo avec Nina Simone ! Là, on est dans mon panthéon à moi. Chanter certains de mes titres avec Nina, c’est extravagant de penser ça, mais je trouve que ça aurait de la gueule. Vous imaginez ça ? Et après j’arrête tout. À la minute où la chanson s’achève, j’arrête la musique ! (Rires)

Et si vous deviez faire partie d’un groupe aujourd’hui ?

Ça présuppose que je les aime suffisamment fort, alors je répondrais « First Aid Kit ». Ce sont deux sœurs, originaires de Suède. Deux vocalistes incroyables, avec en même temps quelque chose de très ‘roots’ dans le projet qu’elles portent. Oh, j’adorerais me joindre à leur groupe ! Mais je pourrais aussi imaginer un groupe complètement inédit – quelque chose à la Wild Horses, avec Keith Moon (Ndlr : batteur des Who) pour les percussions, George Harrison à la guitare… Avec tous ces si, il ne manque juste qu’à savoir quelle musique écrire. Parce qu’avoir un super groupe, c’est une chose. Mais reste à composer LA chanson qui va avec ! Et de ce point de vue là, je reviens toujours au « Talkin’ About a Revolution » de Tracy Chapman. Je la joue sur scène quasiment tout le temps. Dans une version adaptée, certes, mais je crois que ce titre porte un souffle en lui, quelque chose qui traduit une intensité – une incandescence quasiment inégalable. Ou alors, sous une forme différente, peut-être est-elle présente dans un titre comme le « Love Interruption » de Jack White. Oui, je dois aussi citer Jack White !

La première chanson sur laquelle vous avez construit votre oeuvre, vous dites qu’il s’agit de « Take it home ». Vous avez des souvenirs précis de cette période, et avec elle de l’euphorie des premières compositions ?

Je l’ai en fait écrite sur un ukulélé, avant d’en adapter la partition pour ma guitare ténor. Cette chanson, elle porte en elle quelque chose de très spécial. Peut-être est dû à la magie des premiers instants ? Je ne sais pas. Toujours est-il qu’elle a pour moi une saveur particulière ! D’autant que c’est à partir d’elle que le reste de mon premier album s’est construit. Une autre chanson s’avère primordiale de ce point de vue : c’est « Can’t Stop ». Parce que c’est avec ce titre que j’ai clôturé l’opus. Il s’agit de la dernière chanson écrite. Les deux titres ensemble forment une sorte d’alpha et d’oméga. La genèse et la fin d’une entreprise. Pour « Can’t Stop », c’est d’autant plus beau que tout s’est joué très tardivement : le matin de l’enregistrement, je suis entré en studio sans être complètement satisfait, notamment des paroles. J’ai les ai réécrites durant les sessions d’enregistrement, et finalement j’ai fini par être complètement satisfait du résultat. Je me suis dit qu’on y était enfin ! Ça sonnait juste. Quand vous bataillez un temps pour tendre à une harmonie et que finalement vous touchez au but, c’est un moment unique, vous savez. Après, il a bien sûr fallu batailler pour réécrire couplet et refrain en français, mais c’est une autre histoire ! Parfois, je la chante en live en français, parfois j’opte pour l’anglais. Tout ça dépend du contexte. C’est lorsque j’ai voyagé en Europe, que j’ai été confronté au français tout en essayant de l’apprendre, que je me suis dit qu’il y avait quelque chose à faire avec cette chanson. Je me suis dit que ça serait merveilleux de l’adapter en français. J’avais d’abord essayé l’adaptation avec d’autres chansons, mais ça n’a jamais marché aussi bien qu’avec « Can’t stop now ». C’est pour cela que je l’utilise en général au début ou à la toute fin de mes shows. Le fait de chanter en français ici, c’est vraiment fédérateur ! Après, on peut toujours gloser le fait qu’elle soit placée à la fin l’album. Mais en même temps, j’aime l’idée que les gens qui n’écoutent que les premières chansons reviennent plus tard sur l’un de mes disques et se disent, en écoutant un titre comme « Can’t Stop now » : « oh, bon sang, celui-là je l’ai mal écouté – comment j’ai pu rater ce titre ! » Placer un titre comme ça à la fin d’un disque, c’est aussi convier celui qui écoute à aller jusqu’au bout. L’inviter à redécouvrir ce qui y a été fait. Parce que j’apporte le plus grand soin à ce que je fais : les harmonies, les paroles… Chaque pierre fait partie d’un édifice. Alors bien sûr, si j’étais un musicien lambda, je placerai le plus spectaculaire à l’ouverture de l’album. Parce qu’on sait tous que c’est là qu’on capte au maximum l’attention de son auditoire. Mais est-ce que je veux nécessairement d’un public qui n’a la capacité d’être attentif que sur une poignée de titres uniquement ? C’est une question à se poser. C’est pour cela que la façon dont on ordonne un album a au final une importance cruciale. C’est de l’architecture. Alors placer un titre pareil à la fin, ça a pour moi tout sons sens. La chanson n’y est pas sacrifiée, mais au contraire sublimée. Tout dépend du point de vue qu’on porte sur les choses. À cette place, la chanson est comme un cadeau qu’on fait à celui qui va jusqu’au bout. Ça va à l’encontre de la logique du casual fan, sur laquelle on construit l’industrie musicale. C’est pour cela que je suis même allé à créer une version espagnole : je m’adapte au public pour lequel je joue. On n’est pas là dans le cynisme du mainstream, mais dans du sur-mesure. Mais au final, j’ai décidé de l’enregistrer en français, parce que nulle part dans le monde on ne m’a reçu avec une telle quantité d’amour. C’est indescriptible ! J’ai une relation très spéciale avec la France. Et ce depuis mes tout débuts.

Vous pensez que votre public – votre « fan base », vient davantage du public qui écoute votre frère ? Des surfeurs, qui ont largement contribué à relayer vos compositions par le bouche-à-oreille ?

Vous savez, je pense qu’en fait il y a un peu des deux. Mais même si je suis touché de l’accueil reçu par la communauté de surfeurs, ça reste quand même pour moi une conquête. Précisément parce que je ne suis pas surfeur professionnel. Je ne suis pas Donavon Frankenreiter ! Moi, je suis sculpteur à la base, pas surfeur. Le fait que Quicksilverait un temps souhaité parier sur ma musique, ça me touche nécessairement. Le soutien de la Surfrider fondation a également été un appui certain. On s’appuie mutuellement ! En même temps, lorsque je suis arrivé, j’ai senti les gens très curieux de savoir qui était ce frère de Ben Harper. Ils voulaient savoir si ça sonnait comme mon frère. Si c’était du même registre. Du moins je l’ai ressenti très fortement lors de mes premiers shows ! Vous imaginez : je jouais déjà devant quelques milliers de personnes. Je n’avais même pas de management, mais j’avais déjà les fans. Bien sûr, l’aura de mon frère auprès du public, ça a contribué à rameuter du monde. C’est indéniable. Mais après, la question c’est de savoir comment fidéliser votre public. Et là, c’est une autre histoire ! Lors de ma première tournée en France, j’ai fait pas moins de 17 concerts en 19 jours. C’était de la folie. Toute l’organisation était profondément amateur, du moins de mon côté – alors que le rythme était professionnel. Mais je retiens surtout que tout s’est joué sur scène. Et je ne pourrais jamais me fatiguer de ça. C’est tout ce qui importe, finalement. Savoir comment ou pourquoi, ça ne change rien à la magie d’un concert réussi. Ce qui motive les gens à venir importe peu, parce qu’il faut surtout leur donner envie de rester. Et qu’ensuite, votre réputation se construit elle aussi sur ce bouche-à-oreille. Alors il faut faire le job ! Mais c’est si beau, ces moments de communion au cours desquels les fans vous disent comment ils ont découvert votre musique. Savoir que votre musique circule d’un fan à l’autre – en dehors des canaux de diffusions traditionnels – c’est grisant. C’est même tout ce que je retiens. Parce que ce sont les fans qui rendent la tournée possible. Ils restent la base sans laquelle rien n’est possible. C’est pour ça que j’aime leur consacrer du temps à la fin de chaque concert. Pour cet échange, qui n’a pas de prix. Savoir par exemple que le show de ce soir affiche complet, c’est vraiment magique. Parce que rien ne te garantit ça. Tu peux très bien jouer devant une salle à moitié remplie, ou devant dix personnes. Tout ça ne change rien au spectacle en lui-même, à ce que je vais donner. Mais quand on affiche complet, c’est quand même réconfortant. Ça t’aide aussi à réaliser combien la présence du public est primordiale. Je ne peux percevoir la valeur de ce que je vais leur donner que par le prisme de leur présence.

Ma musique ne fonctionne qu’à ce carburant : quand ils sont là, il n’y a aucun grain de sable dans les rouages. Tout coule de source. Parce que les entendre dire à leur amis qu’ils doivent venir me voir en concert, ça me porte. Ça sublime ce que je fais tous les soirs. Il y a tellement d’amour dans ce partage, vous savez. Ça me touche infiniment. Mais tout ça repose tout de même sur un certaine légitimité que je me dois d’avoir : que le public vienne du surf ou de Ben, ça ne change rien au fait qu’il vienne pour écouter de la bonne musique. Si je chante mal, d’une voix nasillarde, ou simplement pas juste, ils ne resteront pas. Et ils auraient bien raison. Moi, je me dois de sécuriser la curiosité de chacun. Il faut que le show soit bon, ou ils partiront. Et toute la beauté de ce qui arrive sur l’instant ne durera pas. La mémoire est une chose vraiment cruelle : les gens se rappelleront toujours des pires moments. Quand vous jouez en public, vous passez au révélateur. C’est le test ultime, sans filet. Le show parle de lui-même, et il n’y a pas de meilleure manière de faire parler de soi que pour ses prestations scéniques. Si par le bouche-à-oreille, les gens savent que vous êtes un performeur, quelqu’un qui assure en live, alors ils viendront vous voir. Même s’ils n’achètent pas forcément vos albums. Cette réputation, elle est dure à bâtir et vous pouvez la perdre en à peine un spectacle. Mais c’est comme ça que je me suis fait connaître.

D’autant plus que vous vous produisez souvent en guitare et voix, sans la présence d’un groupe pour vous aider. Ça vous expose encore davantage, ce côté « frontman » épuré …

Ma mère m’a dit un jour : « Peter, si tu arrives à chanter une chanson doucement, sans crier, en respectant les harmonies, devant un public restreint, tu arriveras à chanter fort et à chanter juste devant n’importe quel public ». Je me rappellerai toujours du conseil, parce que l’inverse n’est pas nécessairement vrai. Vous pouvez hurler devant 25 000 personnes, dans un stade plein à craquer, mais rien ne dit que dans une salle de 10 personnes, ça marchera. Le vrai test, il est là. Si vous arrivez à faire en sorte que la magie devant 10 personnes qui ne vous sont pas acquises, vous arriverez à séduire un auditoire bien plus vaste. Le contrôle des harmonies et la justesse avec laquelle vous chantez, c’est la clé. Qui peut le moins, peut le plus. Ce conseil de ma mère, je l’ai gardé toute ma vie en moi comme un bien très précieux.

Il y a dans l’écriture de vos chansons un écho entre les paroles et le choix des genres musicaux abordés. Vous parlez par exemple de la déception amoureuse en abordant aussi bien la lorgnette de la ballade folk que son pendant rock en ce qu’il a de plus dur… Comment fonctionnez-vous, au moment de l’écriture ? C’est un choix conscient, cette façon dont le forme épouse le fond, et réciproquement ?

Ça peut l’être, si je parle de trahison, par exemple. Ça me semble alors assez logique d’explorer des sonorités plus explosives. Donc je fais des tests : on peut penser à du métal, du rock progressif… Je teste, sans rien m’interdire. Même si je sais que j’ai mes genres de prédilections, comme tout le monde. Je suis plus ou moins à l’aise, en fonction des types musicaux arpentés. Mais sur « Why Love does What it does », oui, c’est flagrant. Il fallait que la musique illustre ce que disent les paroles. On parle de désespoir. Lorgner vers ces sonorités, ça m’est apparu être un choix très cohérent. Mais vous savez, pour Michelangelo, la sculpture figurait à même la roche, qui la portait en germe. Pour moi, les chansons et la mélodie figurent déjà dans le choix du tuning. Peu importe de savoir si ce sont les mots ou la musique qui viennent en premier. Parce qu’en fin de compte, tout dépend simplement du tuning. Je le change quand je pars en chasse d’une nouvelle chanson. Vous changez l’accordage en fonction de l’humeur ou du sujet dont vous voulez parlez, et vous savez déjà si ça va le faire ou pas. Composer sans changer de tuning, c’est quelque chose qui me serait impossible. Je traque la création en changeant les accords. Ce sont eux qui en définissent la couleur. C’est aussi simple que ça. Mais je ne me dis pas : « maintenant, c’est l’heure d’écrire un rock », ou : «  c’est le moment de faire de la folk ». La composition est beaucoup plus naturelle, moins préméditée que ça. J’ai écouté tellement de musiques différentes durant mon enfance au Folk Music Center que tout ça se fait inconsciemment. Je n’ai pas l’impression d’être régi par telle ou telle influence. Le syncrétisme s’est opéré il y a longtemps, et j’agis malgré moi à l’instinct.

J’aime la pop music, et je n’en fais pas un secret. Mais je ne l’aime pas de la même manière que j’aime Sam Cook, par exemple. Chaque partie de mon corps est impliquée, lorsque j’écoute sa musique. C’est très intense. Je réagis à chaque note, à chaque mot prononcé – c’est viscéral. Vous voyez, je peux aimer la pop music, mais mon amour pour Sam Cook me fait me poser la question : est-ce que c’est parce que j’ai le béguin pour elle que je dois être marié à vie avec elle ? Assurément pas ! Sam Cook, par contre, oui ! Je veux que sa musique fasse éternellement partie de ma vie. Je ne pourrais pas supporter qu’elle en sorte. La pop, ça serait juste pour une nuit, et Cook pour toute la vie, vous voyez… (Rires) Ça n’arrive pas souvent, qu’un musicien arrive tout à la fois à jouer de la country, de la soul et de la pop sans en dénaturer l’essence. Aujourd’hui, la plupart des musiciens choisissent un style musical, et le pratique encore et encore, jusqu’à en faire leur identité. Mais il y a peu de musiciens capables de passer d’un style à l’autre en gardant un niveau technique élevé et en s’en appropriant tous les codes. Mon frère fait partie de cela. Ben peut jouer un reggae et ensuite partir sur de la funk ou du blues. Mais tout le monde n’est pas capable de ça. Il faut avoir le truc en plus, parce que ça relève de la magie. Mais moi je ne peux pas, par exemple, jouer sérieusement du heavy metal… Je ne sais pas, ça sonnerait faux. Je n’ai pas l’intensité qu’il faut pour ça. Je peux en donner quelques reflets à ma musique, mais c’est tout.

Peter Harper © Benoît Legemble

Vous avez connu en France un vrai succès avec le titre « Caroline ». Comment vous expliquez ce retour très fort du public, plus spécifiquement lors des concerts ? C’est un des titres où, avec « The Death of an Angel », vous semblez le plus contrôler votre voix. Comme si un pallier avait été franchi…

Dans le cas de « Caroline », c’est intéressant de la jouer live, parce qu’elle amène avec elle une dimension très intimiste. C’est un succès d’autant plus inespéré que, d’une date l’autre, le public la réclame. On me demande de la jouer à chaque fois. Mais à chaque fois, les gens me demandent qui c’est, vous savez. Ils sont intrigués, mais je pense qu’on n’a pas la mission de répondre à tout. Justement parce que ça peut être très intime. Alors je réponds systématiquement la même chose à tout le monde : « c’est pas vos histoires, les gars » (Rires). Et puis en fin de compte, on s’en moque de savoir qui s’est. On ne devrait pas rester fixé à une lecture biographique de l’œuvre. On parle d’art, ça devrait suffire. Si vous aimez la chanson, c’est tout ce qui importe. Pourquoi vouloir tout expliquer ? Après, vous savez, quant à la question du contrôle de la voix, ça renvoie directement au conseil que ma mère m’a donné. Regardez, j’ai joué hier soir « Lift you up » à l’hôtel pour seulement une personne – et c’était vous. Là, il n’y a pas d’artifice. Pas besoin de crier, juste d’être authentique. Si vous arrivez à faire ça en restant juste, pas besoin de pousser la note. C’est ce que j’essaye de faire avec « Caroline » et « The Death of an Angel ». Ces chansons, elles ne réclament pas d’avoir un coffre incroyable, mais elles exigent de vous que vous chantiez juste.

L’un des temps forts de votre dernier album, c’est aussi votre duo avec Jody Watley sur « Million Miles »

Jody Watley, c’est quelqu’un de très important, aux États-Unis, vous savez. Elle a déjà remportée un Grammy Award. Je sais qu’en France, c’est une inconnue. Mais pour nous, c’est un rêve de pouvoir travailler avec quelqu’un comme elle ! C’est une vraie diva, qui est toute l’année sur les routes. Elle s’entoure en plus des meilleurs musiciens. Alors vous imaginez ce que ce duo représente pour moi. Je lui ai proposée de faire un album ensemble, et de l’emmener avec moi en tournée en Europe. Parce que je suis sûr qu’elle y aurait beaucoup de succès. Elle m’a répondue que l’idée lui plaisait. J’espère que ça se fera, parce qu’elle est simplement extraordinaire. Avec elle, on parle d’une voix, et quelle voix ! Mais on parle aussi d’une énergie, parce qu’elle transpire la soul par tous les pores de sa peau. C’était un grand moment, de pouvoir enregistrer ce titre avec elle. « Million miles », c’est d’un côté un vieux blues, et de l’autre une chanson folk romantique. J’ai voulu que les deux univers coexistent dans cette chanson.

Vous avez une écriture très littéraire, dans vos chansons. Quelle relation entretenez-vous avec la littérature, et comment procédez-vous au moment de l’écriture ? Ces métonymies, ces anaphores, que vous utilisez – c’est quelque chose de conscient ?

Vous savez, j’adore la littérature. Mes auteurs préférés sont Frantz Fanon, Ralph Ellison et Helen Wrecker, pour ne citer qu’eux. Pour ce qui est de l’écriture des chansons, je pense surtout qu’il faut concevoir celles-ci comme des fragments de poésie populaire. Parce qu’il y a tellement d’informations en elles, qui restent pourtant souvent cachées du grand public. Mais c’est de la poésie. Je ne pourrais pas chanter « joyeux anniversaire » sur « Drag us down », même si j’essayais d’en arranger la mélodie. Ça ne marche pas. Comme la poésie, la musique a ses codes. C’est de la prosodie. Les mots sont excessivement importants. Il ne s’agit pas d’écrire pour meubler. Si votre chanson est portée par un « flow » et qu’il y a ensuite un « break » pour marquer une pause, ça impacte directement sur le choix des mots que vous allez adopter. Il faut qu’ils reflètent ce qui se passe musicalement. C’est toute la difficulté, lorsqu’on parle de musique : il faut mettre des mots sur le fond et sur la forme.

Avec « Break the cycle » et « Mr President », il semble qu’on touche là, sinon à la protest song, du moins à certaine dimension politique de votre musique. Quelque chose de plus engagé. Quelle est l’histoire de ces deux chansons ?

« Break The Cycle », je l’ai écrite après les attaques terroristes. J’étais très mal à l’idée du monde qu’on allait laisser à nos enfants. Moi, je suis là pour passer un message d’amour, alors je n’arrive pas à comprendre qu’on ne soit capable que de léguer un monde en guerre aux futures générations. C’est pour ça que j’appelle à rompre un cycle, qui est un cycle de violence ordinaire, sinon banalisée.

« Mr President », c’est autre chose. Ça fait référence à l’Amérique de Trump, mais surtout à la façon dont les politiques arrivent à exploiter les faiblesses de chaque communauté pour augmenter les divisions entre les gens, à l’intérieur-même du pays. Cette façon de faire est une honte. Le pire, c’est qu’on est arrivé à un point où ils ne se cachent même plus. Mais je crois que mon pays a les capacités nécessaires pour opérer ce changement dont je parle dans mes chansons. Il faut inverser la vapeur, et une partie de moi tend à rester optimiste. Ça n’est pas parce qu’on l’a élu, qu’on ne peut pas renoncer à l’accompagner dans la direction périlleuse dans laquelle il a décidé de s’engager, il y a un certain temps déjà.

Après, je tiens à souligner que le musicien, au moment où il compose, ne pense pas en termes de catégories. Il ne se dit pas : tiens, je vais écrire une chanson contestataire, un truc engagé politiquement. Ça n’est pas aussi conscient que ça peut en avoir l’air. Moi ? Je fais juste de la musique. Le problème de savoir à quelle catégorie ça appartient, c’est une question qui se pose à celui qui l’écoute. Pas nécessairement à celui qui crée. C’est comme pour les Ventures, vous savez.  Les gens leur disaient : « vous faites de la surf music ». Eux répondaient : « Non, nous on fait du rock ». Cette idée de « surf music », ça a toujours été étranger à leur démarche. Ils ne sont jamais reconnus dans cette catégorie. Mais est-ce que les gens ont pour autant eu tort de parler de « surf music », ou de « surf-rock » à leur égard ? Je ne crois pas. Il y avait effectivement de ça dans leur musique, mais ça n’a pour autant jamais été leur critère à eux. Vous faites de la musique avec tout votre cœur, mais vous n’avez aucune emprise sur la façon dont elle va être reçu, et perçue par le public. Vous imaginez, si aujourd’hui je me mettais à faire la musique électronique ? Je ne sais pas comment le public qui m’écoute actuellement réagirait. Je n’aurais aucun moyen de contrôler leur réaction. Et en un sens, c’est bien comme ça.

On vous a découvert sur votre dernier album beaucoup plus électrique. Vous avez eu recours à des lapsteel, comme sur « See your Smile », ainsi qu’à des instruments amplifiés. Il semble qu’un virage soit amorcé, qui semble se dissocier quelque peu de la tradition folk américaine esquissée avec le premier album. À quoi peut-on s’attendre pour le prochain opus ?

L’idée générale, c’est « Préparez-vous : Peter Harper peut aller dans n’importe quelle direction » (Rires) Blague à part, le prochain album n’est pas encore enregistré, mais les chansons sont prêtes. Je peux juste vous dire qu’une large part sera faite à la folk, mais que vous allez également découvrir un côté beaucoup plus sauvage de ma personnalité. Ce soir, je vais essayer de jouer « Hammer », un des titres qui figurera sur le prochain opus. Vous avez aussi déjà entendu « Lift you up ». Je commence déjà à la jouer en « live », et le retour du public est excellent. Il faudra voir comment ça se passe en studio. J’aborde cet album avec une grande ouverture d’esprit. Je ne veux rien m’interdire.  J’ai un groupe aux USA et plusieurs groupes en Europe, par exemple. Peut-être que je vais, à partir de ces formations, demander à certains de venir en Californie pour jouer avec mon groupe là-bas. Peut-être même qu’il y aura des Français ! (Rires) Tout ce qui m’importe, c’est cette liberté de ton. Je me perçois un peu comme un corbeau qui ferait de la musique.

Après, savoir comment ce que je fais sera perçu, c’est une autre histoire. Peut-être qu’une partie de mon public ne me suivra pas. Parce qu’il préfère Peter Harper version folk. Qui peut savoir ? Mais ça ne doit pas être mon problème pour l’instant. J’ai envie d’un « band » avec un batteur, un guitariste lapsteel, peut-être même un violoniste. En fait, j’ai des tonnes d’idées. Il va falloir voir comment établir un équilibre entre chaque instrument. Mais l’important, ça reste d’être libre dans son rapport à la création. Et je vous le répète : je ne m’interdis jamais rien. Du moins jamais en studio.