Tcherniakov, le vrai croyant

Carmen (Stéphanie d’Oustrac) et Don José (Michael Fabiano)

On pourra dire à présent « la Carmen d’Aix-en-Provence », mais c’est bien celle de Bizet que nous a rendue le metteur en scène russe Dmitri Tcherniakov secondé par le chef Pablo Heras-Casado, le somptueux Orchestre de Paris, et des chanteurs exaltés, sortis essorés et heureux d’avoir eu à défendre cette proposition.
Il nous la rend parce que, dit-il, il n’y croyait pas.

Quelques spectateurs peu convaincus et scandalisés : il n’avait qu’à la laisser tranquille ! mais justement, c’est parce qu’il a besoin de croire aux histoires qu’il les raconte à l’envers, à l’endroit, avec une naïveté volontariste qui confine au génie. Il convient aussi de rappeler la profonde cohérence de sa démarche : on retrouve dans la production aixoise une hantise qui traversait l’histoire de la Fille de neige de Rimski-Korsakov créée en avril dernier à l’Opéra de Paris : comment est-il possible d’aimer, d’être fidèle à soi-même, dans un monde en toc, peuplé d’acteurs de leur propre vie, de conventions ludiques et de simulacres ? Le prix était la mort de la petite fille, ici, ce sera la folie pour Don José.

Nous assistons donc à la mise en place du protocole de dressage de cet homme qui se refusait, apparemment, à toute participation sociale. Sa femme très chic le traîne dans une sorte de centre d’entraînement-remise en forme psychique moderne qui n’est plus un repaire de hippies comme dans les derniers épisodes de Madmen, mais une sorte de spa pour l’esprit, tout en marbre massif et canapés cuir, alcools forts et magazines à volonté. Un mélange de hall de palace, de lounge d’aéroport et de clinique psychiatrique de luxe.

Le dépressif est convié à participer à un jeu de rôle : il n’a pas de nom, on lui colle celui de « José », il n’a plus de vie, on lui assigne celle de Carmen. La première idée géniale de Tcherniakov est de prendre le plus célèbre opéra du monde au pied de la lettre : tout le monde le connaît, tout le monde l’aime, mais est-ce qu’on y croit encore ? Mais bien sûr que non, alors ça fait rire tous les choristes, ça fait rire la jolie « interprète » du rôle elle-même. Pas d’Espagne, plus de rouge, nulle part, sauf la célèbre fleur, en tissu et qui s’emmêle dans les cheveux. Quand elle la jette, bien sûr, ça tombe à côté.

Tcherniakov démonte alors le processus de l’adhésion à la fable, à la culture commune (mon Dieu, tout le monde sait la moitié de la partition par cœur), et nous invite à regarder « José » de l’extérieur, et à l’encourager à prendre part à ce qu’il voit et à ce qu’on lui chante, tout en restant, nous-mêmes, disponibles à qui se joue – intense frustration, palpable, quand les chanteuses expédient, assises et blasées, mais en chantant, paradoxalement, avec une fougue invraisemblable, la célèbre « Chanson bohème » devant un indifférent qui résiste si bien à leur flamme qu’il ne se passe sur la scène, au sens propre, strictement rien. Les trois afficionados dépités à côté de moi en auraient pleuré de rage.

Certes, les dialogues parlés, réduits à leur plus simple expression, sont assez laids, la progression de l’intrigue-cadre est parfois démonstrative, parfois ratée (quel dommage de n’avoir pas associé davantage « Micaëla » au meneur de jeu, et l’avoir rendue, plus franchement, hostile), mais le dispositif somme toute classique de la mise en abyme, du théâtre dans le théâtre, fonctionne à plein. La structure du livret s’éclaire de l’intérieur : les aventures décousues de Carmen deviennent autant d’épreuves pour son amant, le dernier acte répond désormais au premier, et les effets répétitifs, d’habitude drapés dans la splendeur de l’invention musicale, ici surlignés, montrent comment la nouvelle scène collective, la nouvelle « espagnolade » pittoresque, le nouvel amour de l’héroïne, vus par José, composent le cauchemar qui prélude à son anéantissement.

C’est donc lui le héros du spectacle, mais le mouvement qui s’opère sur Carmen est passionnant : il semble qu’elle redevienne une héroïne positive plus classique, puisqu’elle répugne à accomplir sa tâche, alors que la femme conçue par les auteurs du XIXe siècle était plus menaçante, car plus libre (forcément). Mais elle est à la fois aliéné et libératrice, car elle pourrait être celle qui enseigne à José de ne pas accepter le rôle qu’on lui impose. Elle se tient toujours au bord de la sincérité, de la fatigue, de la tristesse, et on aurait tellement envie que Tcherniakov rajoute encore un épilogue où elle s’en irait, nouvelle Nora, claquant la porte de ce bouge.

Mais non, elle n’a pas le courage, et ça finit mal pour « José », qu’on a pourtant toujours beaucoup félicité parce qu’il acceptait enfin de souffrir. Ce n’est pas très grave que notre héros perde la tête, parce qu’il y en a un autre qui semble plus doué pour prendre sa place dans ce grand barnum. Il n’a pas réussi à renouer avec ses émotions, c’est-à-dire à pouvoir en prendre le contrôle et la petite dame qui misait sur son époux semble bien déçue, mais la petite société tout autour se réjouit bruyamment d’avoir bien mené son séminaire d’auto-coaching. Cette idée est tout à fait fidèle à l’opéra du XIXe siècle, où José succombait à un ordre de représentation l’empêchant de concevoir que l’amour de Carmen, qui lui avait fait trahir toutes ses valeurs, pouvait n’être pas un nouveau cadre d’existence mais une pure libération du désir. Ici ce n’est plus la société patriarcale, armée-famille, qui est garante de la survie bourgeoise, contre la liberté mortifère de la Bohémienne, car tout le monde semble déjà mort. On se tire dessus à l’aide de pistolets qui font rire, mais l’on a tellement peur de voir surgir des terroristes que l’on a besoin de faire une annonce dans le Grand Théâtre de Provence avant la représentation : attention, c’est bien dans le spectacle ! Fruit d’une société terrifiée, le petit théâtre que montre Tcherniakov refuse de croire à la passion et au désespoir. Ceux qui y succombent sont pathétiques et peut-être ridicules. Seule l’actrice, véridique car consciente des limites entre le rôle et la personne, est par conséquent capable d’être touchée par le parcours intérieur de son « amant ».

La présence vivante des chanteurs, leur voix et leur « aura », imposent alors l’idée que Benjamin formulait pour l’acteur de cinéma : nous allons les voir résister à la machine. Transcendée par une interprète géniale comme Stéphanie d’Oustrac, la tendre Carmen en est la plus évidente incarnation, tandis que Michael Fabiano, dans le rôle de « José » semble stupéfait de pouvoir survivre à ses deux personnages. En mettant en abyme les rouages de notre système décervelant, prônant challenging, self control et benchmarking au prix de la sensualité, de la sincérité et de la joie, Tcherniakov choisit la forme qui pourrait sembler si kitsch, si fatiguée, si sentimentale, de l’opéra. A travers elle, il incite à croire à la fiction, et à se réapproprier amour, compassion et liberté.

Carmen de Georges Bizet (1838 – 1875), Opéra-comique en quatre actes, Livret d’Henri Meilhac et Ludovic Halévy d’après la nouvelle de Prosper Mérimée, Dialogues parlés réécrits par Dmitri Tcherniakov

Vidéo intégrale de la représentation disponible durant deux mois sur Arte