Judith Butler : « Il est réjouissant d’assister au surgissement d’une volonté populaire » (entretien vo/vf)

Judith Butler (détail de couverture de Trouble dans le genre, éditions de la Découverte)

Rassemblement, de Judith Butler, interroge les rapports du corps et du politique, la dimension politique des foules et des manifestations. Ainsi, ce livre repense un certain nombre d’idées rattachées au corps et au politique mais aussi l’espace public et les conditions du sujet politique. Judith Butler y développe des analyses particulièrement fécondes du social et de la cohabitation selon une logique de la relation et de la vulnérabilité qui ouvre à une conception renouvelée du politique et de la vie. Dépassant les façons habituelles de lier politique et langage ou performativité et langage, ce livre redéfinit les contours du politique et de l’action, propose une pensée singulière et stimulante de leurs cadres et conditions. Ancré dans les formes récentes de l’action politique collective, il est également un exemple de ce que pourrait signifier penser philosophiquement le présent.
Entretien avec Judith Butler (en vf et vo).

Butler RassemblementVotre livre utilise explicitement des textes de plusieurs philosophes, en particulier Levinas et surtout Hannah Arendt. Il me semble qu’il est aussi rattaché à l’œuvre de Spinoza. On peut faire plusieurs liens entre ce livre et la philosophie de Spinoza : l’intérêt central pour la notion de relations, la réflexion sur la « puissance » de la « masse », la question du corps et de ce que peut un corps, le problème, qui d’ailleurs traverse nombre de vos livres, des vies invivables produites par un régime violent, etc.
De manière générale, que doit votre travail philosophique à l’œuvre de Spinoza ? Pourquoi vous semble-t-il intéressant d’utiliser aujourd’hui Spinoza pour réfléchir aux problèmes politiques et éthiques que vous posez dans votre livre ?

SpinozaIl est vrai que Spinoza est toujours en arrière-plan de ma réflexion. Peut-être avez-vous détecté le fait que sa pensée fait maintenant surface de manière plus évidente dans mon mode de pensée. J’ai conscience, par exemple, que sa définition de la persévérance et sa philosophie de la vie sont extrêmement importantes dans ma propre conception de la sphère politique.

Je pense que je suis également proche des premiers travaux d’Etienne Balibar sur Spinoza et la politique. Il est important de considérer que le passage de Spinoza dans les idées politiques contemporaines ne se fait pas nécessairement par Deleuze, même si Deleuze a mis en lumière une dimension fondamentale de la puissance d’agir du corps qui s’enracine dans sa propre capacité à être affecté.

Le problème n’est pas seulement que le conatus, ce désir de persévérer dans son être, augmente ou diminue en fonction des interactions dynamiques avec les autres êtres humains, mais qu’un désir de vivre ensemble, une tendance qui appartient au fait de co-habiter, émerge et forme la base du consensus, et que ce principe politique, cette pratique politique, découle de l’exercice ou de l’actualisation du désir de persévérer dans son être. Chacun désire persévérer dans son être, mais ce désir ne peut se réaliser que si chacun est affecté par l’autre, donc sans cette vulnérabilité fondamentale il ne peut être question de persévérance.

Your book, Notes toward a performative theory of assembly, refers to numerous philosophers, Levinas, Hannah Arendt and Spinoza in particular : the notions of relations, power of the mass, the body, the unliveable lives produced by a violent regime, etc. What is the link between your work, the political and ethical problems you analyze and Spinoza’s writings ? And, more specifically, why is it according to you so interesting to refer to Spinoza today ?

Spinoza et la politiqueIt is true that Spinoza remains in the background of my thinking. Perhaps you have detected that his thought is surfacing more explicitly in my own. I am aware, for instance, that his notion of persistence, and his philosophy of life are quite important for my understanding of the political realm.

I also consider myself to be close to Etienne Balibar’s early work on Spinoza and politics. It might be important to consider some paths from Spinoza to contemporary politics that does not necessarily move through Deleuze, even though Deleuze brings out a very important dimension of bodily action as rooted in the capacity to be affected. The point is not only that the conatus, that desire to persist in one’s own being, is enhanced or diminished depending on the dynamic interactions with other living beings, but that a desire to live together, a pulsation that belongs to co-habitation, emerges that forms the basis of consensus, and that this political principle and practice follows from the very exercise or actualization of the desire to persist in one’s own being. One desires to persist in one’s own being, but that can only happen if one is affected by the other, and so without that fundamental susceptibility there can be no persistence.

Pour rester dans les parages de Spinoza, il me semble que votre livre renvoie à au moins deux affects : la colère et la joie. Vous écrivez que « Nous n’agissons que lorsque nous sommes poussés à agir, et nous sommes mus par quelque chose qui nous affecte du dehors, d’ailleurs, depuis la vie d’autres personnes ». Qu’est-ce qui aujourd’hui vous affecte plus particulièrement et vous pousse à publier un livre comme celui-ci ?

Bien sûr, il y a des foules que je déteste et on peut les observer dans les formes de populisme de droite qui ont émergées en Europe comme dans les rues des États-Unis. Et certaines foules sont telles qu’elles ne me rendent ni heureuse ni triste. Mais je pense que quand on voit de quelle manière la démocratie est actuellement menacée, il est réjouissant d’assister au surgissement d’une volonté populaire en réaction à sa possible négation. Pour moi, les rassemblements qui comptent sont ceux qui réclament que l’Etat rende des comptes au peuple qu’il prétend représenter, et qui cherchent à rendre effective cette dimension populaire de la politique démocratique qui a le pouvoir de légitimer ou de délégitimer un régime qui tend à se réclamer d’un contrôle autoritaire.
Vers la cohabitationC’est une des raisons qui m’ont conduite à m’intéresser aux manifestations de Gezi Park en 2013 et à observer maintenant la manière dont, aux USA, s’organisent les manifestations contre le gouvernement de Trump et contre sa manière de démanteler les principes constitutionnels fondamentaux.

Still linked to Spinoza, your book refers to at least two affects : anger and joy. You write we only move when we are moved to act, by something that affects us from the ouside, from the lives of others. What affects you today, what moves you to publish this book ? Is it the joy we feel being part of assemblies and demonstrations ? And more generally, would you agree with the idea that a philosophical thought is dependent on affects that stimulate it ?

Of course, there are crowds that I detest, and we see that in the right-wing forms of populism that have emerged in Europe and on the streets of the United States. And some crowds are simply of the kind that do not make me altogether happy or sad. But I do think that under conditions in which democracy is currently threatened, it is joyful to see an outbreak of the popular will, as it were, quite in defiance of its potential negation. For me, the crowds that matter are those that seek to assert the accountability of the state to the people it claims to represent, and to activate that popular dimension of democratic politics that has the power to legitimate or delegitimate a regime that seeks to lay claim to authoritarian control.
It is one reason I paid attention to the Gezi Park demonstrations in 2013, and I am now quite interested to see how demonstrations organize themselves in the US against the Trump regime as it seeks to dismantle basic constitutional principles.

Dans votre livre, vous interrogez et problématisez deux notions centrales de la pensée politique actuelle, et surtout d’une pensée politique « de gauche » : la notion de démocratie et la notion de peuple. Qu’est-ce qui vous semble devoir être repensé dans les façons dont ces notions sont employées dans les discours actuels de la gauche ?

Agamben a insisté, d’une manière forte et convaincante, sur l’idée selon laquelle nous vivons à une époque où l’État décide de qui sera protégé par la loi et de qui sera exclu de cette protection. Le pouvoir semble s’exercer au niveau de l’État alors que « les gens » sont alternativement en possession ou dépossédés de leurs droits selon les actions du pouvoir souverain au sein même de régimes prétendument démocratiques.

Je voudrais suggérer qu’il est aussi important de prendre en compte le pouvoir qu’a le peuple d’adhérer à ceux qui le dirigent ou de leur retirer cette adhésion. Cet aspect de la démocratie populaire n’a pas été totalement écrasé et nous ne devrions pas accepter un cadre théorique qui présupposerait que la dissidence populaire, la révolte, la résistance, et même la révolution, n’ont plus de sens. Nous devrions en particulier nous souvenir que la police et l’armée, parfois, peuvent rejoindre le peuple, lorsqu’ils sont dans la rue et œuvrent à l’intérieur de réseaux, d’une façon telle que nos alliances habituelles en sont bouleversées. Ce bouleversement des alliances traditionnelles me semble un signe d’espoir.

In your book you problematise two central notions of contemporary political (« left-wing ») thought : democracy and the people. What do you think needs to be reconsidered, in the ways in which these notions are used in this contemporary discourse ? And what do you propose to rethink those discourses ?

I am aware that Agamben has made a strong and compelling argument that we now live in a time when the state decides who will be protected by law, and who will not. The power seems to reside at the level of the state, and « the people » are alternately entitled or dispossessed depending on the acts of sovereign power exercised within ostensibly democratic regimes.

Ce qui fait une vieI want to suggest that it is equally important to consider the power that the people have to consent to their governments and also to withdraw their consent. This aspect of popular democracy has not been altogether crushed, and we should not accept a theoretical framework that presumes that popular dissent, uprising, resistance, and even revolution no longer makes sense. In particular, we have to remember that the police and the army can sometimes join the people, whether they are on the street and working within networks, at which point our usual alliances are confounded. That confounding of usual alliances is for me a hopeful sign.

Une grande partie de vos analyses, ici, est consacrée à une réflexion autour de la notion d’espace public et à une redéfinition de l’espace public. Vous liez de manière étroite cette réflexion sur l’espace public à une réflexion sur le politique et les conditions de l’existence politique ainsi que sur celles de la représentation. Quelles sont selon vous les limites des idées actuelles d’espace public et de représentation politique et quelles en sont les conséquences politiques problématiques ?

L’espace public inclut depuis déjà un certain temps Internet, les communautés et réseaux sociaux, le centre et la périphérie de la métropole. Donc, quoi que soit cet espace public, il ne peut, pour être saisi, être réduit à une seule image. Au contraire, c’est toujours une erreur que de tenter d’identifier l’espace public. De plus en plus, les gens entrent et sortent de l’espace public non simplement à partir de leur sphère privée, mais à partir de différentes formes d’emprisonnement, de détention, ou des modes alternatifs d’existence. Il n’est pas donné à tout le monde d’apparaître à la lumière du jour, et les rues et les places ne sont pas toujours accessibles à ceux qui devraient être considérés comme appartenant au « peuple ». Les manifestations ne sont par conséquent que des versions tronquées du peuple — presque littéralement des instantanés qui mettent au premier plan un groupe revendiquant le statut de peuple, mais qui font signe en même temps, par la négative, vers ceux qui ne peuvent apparaître et pour lesquels le droit d’apparaître n’existe pas.

A large part of your analysis is a reflection on the notion of « the public sphere », and a redefinition of it, linked to a reflection on the conditions of existence for both politics and representation. What are their limits and political consequences ?

The public sphere has for quite some time included the internet, digital networks and communities, the center and the periphery of the metropole. So whatever the public sphere might be, there is no one sufficient image through which it can be grasped. On the contrary, we are always making a mistake when we try to identify the public sphere. Moreover, people pass in and out of the public sphere not simply from a private sphere, but from various forms of imprisonment, detention, or subterfuge modes of existence. Not everyone can simply appear in the light of day, and the street and the square are not always accessible to those who should also count as « the people ». Demonstrations are thus abbreviated versions of the people – quite literally, snapshots that foreground a group as they seek to lay claim to a popular status, but also indicate, through negation, those who cannot appear, and for whom the right to appear does not exist.

Justement, les différents chapitres qui constituent votre livre sont construits autour de l’idée qu’il ne faut pas réduire l’existence politique à la possibilité de parler, de s’exprimer publiquement par la parole, mais que cette existence implique aussi ce qui ne parle pas, des corps qui ont, sous certaines conditions, une existence politique. Dans cette optique, vous analysez les possibilités performatives des corps, en particulier des corps qui se rassemblent dans l’espace public. Pour mener ces analyses, vous êtes conduite à retravailler la notion de performativité, pour ne pas la réduire à la performativité du langage, mais aussi celle de corps. Quels présupposés seraient mobilisés par l’assimilation du politique au langage public, à l’usage public de la parole, et quelles en seraient les conséquences problématiques que vous combattez ?

J’étais en désaccord avec une des attaques contre le mouvement Occupy, l’idée selon laquelle Occupy n’exprimerait aucune revendication, et que pour qu’un mouvement soit réellement politique il lui faudrait formuler des revendications selon un mode langagier. L’idée de langage présupposée par cette critique correspond à l’énoncé de phrases. Ce qui signifie que des images ne peuvent être réellement politiques car, même si elles expriment une demande, elles ne l’expriment pas à travers des propositions. De même, différents types d’actions, théâtrales ou performatives, ne sont pas considérés comme étant politiques car ces actions ne sont pas traduites sous forme de phrases. Or, la musique, l’image, le fait de se rassembler ont des significations politiques d’une façon qui ne saurait être comprise à l’intérieur de la forme propositionnelle. Quand des corps se rassemblent, surtout quand ils sont précaires ou endettés ou déplacés, ils sont en eux-mêmes une démonstration : ces corps sont la preuve même d’une revendication. Les corps sont en eux-mêmes la revendication : ils s’affirment de manière évidente comme la revendication elle-même. Leurs propres corps sont d’une façon stricte la revendication : quelle revendication est celle des corps d’un point de vue social et politique ? Ils posent cette question en l’incarnant et, étant donné qu’il s’agit de corps précaires, ils font particulièrement ressentir l’importance de cette question.

The chapters of your essay are build on the idea we should not reduce political existence to the possibility of speaking — expressing oneself through speech. A political existence involves those wo do not speak, their bodies also have a political existence. And you analyse the notion of performativity of language or performativity of the body. Could you tell us more about the problematic consequences of it?

I was opposed to the argument against the Occupy Movement that claimed that there were no demands, and that for a movement to be properly political, it had to formulate its demands in language. The version of language presupposed by that criticism is its propositional form. That means that various kinds of images are not properly political because if they make a demand, they do not make it through the propositional form. Or various kinds of actions, theatrical or performative, are also considered not political because they have not translated into the propositional form. And yet, music, image, assembly all signify politically in ways that cannot be properly captured by the propositional form. Moreover, when bodies assemble, especially if they are precarious or indebted or displaced, they demonstrate themselves ; they give their own bodies as evidence of the claim. Their own bodies are in a serious sense the claim : what claim do bodies have on polity and politics ? They are asking that question by embodying the question, and given that these are the precarious bodies at issue, they dramatize the importance of the question.

Vous êtes philosophe, vous publiez des livres, vous faites des conférences. Comment concevez-vous, par rapport à cette question de l’existence dans l’espace public et politique,  vos activités ? Considérez-vous que, dans votre cas, le fait d’exister et de parler dans l’espace public, le fait de publier vos livres, permet de faire exister politiquement dans l’espace public ce qui habituellement n’y trouve pas sa place ?

Je ne suis pas certaine d’être philosophe, mais je vais tenter de répondre quand même à votre question. Tantôt ce que j’écris a une portée politique et tantôt mon travail se cantonne à la sphère universitaire et ne se préoccupe que de questions universitaires. Je veux pouvoir faire le travail que j’aime faire sans avoir à me soucier de politique, et je veux pouvoir faire de la politique d’une certaine façon, sans avoir à devenir une professionnelle de la politique. Je suppose que le fait que certains groupes de droite souhaitent me censurer atteste du fait que certaines personnes accordent une portée politique à des aspects de mon travail. Du fait du niveau de censure tout à fait nouveau à travers le monde, écrire demeure important, surtout quand il s’agit d’ouvrir des possibilités de vivre dans ce monde à ceux qui ont le sentiment que cette possibilité leur est refusée.

You are a philosopher, you publish books, you hold conferences. How do you conceive the fact that you publish in relation to this question of existence in the public and political sphere ? Do you consider that publishing books can be understood as a political and a performative action, a way to speak for what usually doesn’t find a place or politically exists in the public sphere, a way to give it a space ?

I am not sure I am a philosopher, but I will try to answer your question in any case. Sometimes what I write has a political effect and other times my work remains fairly restricted within the academy and concerned with academic issues. I want to be able to do some of the work I love without worrying about politics, and I want to be able to do politics in a way that I can, without having to become a politician. I suppose the fact that certain groups on the right wish to censor me testifies to the fact that some people have attributed political power to some aspect of my work. Given the new level of censorship in the world, writing is still important, especially when it seeks to open up possibilities of for living in the world for those who feel that that very possibility has been foreclosed.

Vous savez que de nombreux clandestins se noient en essayant de traverser la Méditerranée, que des camps de sans-papiers existent à Paris, dans les rues, qu’un certain nombre de sans-papiers fuyant la guerre ou des situations économiques catastrophiques sont massés à diverses zones frontalières. Pour une grande part, la France laisse mourir ces gens ou les persécute, les contraint à une existence invivable. Comment analysez-vous cette situation ?

Oui, j’ai essayé d’écrire sur cette situation et, en particulier, sur cette manière dont la France et une grande partie de l’Europe sont prêts à « laisser mourir » ceux qui traversent la Méditerranée sur des embarcations de fortune et ceux qu’on laisse croupir devant des frontières dont le passage leur est interdit. Je crois qu’il y a beaucoup de manières d’exercer la violence, qu’aujourd’hui nous sommes les témoins d’un effort systématique de la part de l’Europe pour laisser mourir des populations dont l’admission coûterait de l’argent et mettrait en péril le nationalisme ethnique ou ce que nous appelons la « suprématie blanche ». On observe là un singulier mélange de racisme et de capitalisme qui se conjuguent non seulement pour détruire les droits internationaux des réfugiés, mais pour abandonner leurs vies de manière systématique. L’un des problèmes est d’arriver à démontrer les formes fatales de ségrégation dans lesquelles les Etats européens se sont engagés — comme, de même, les USA, dont le refus d’accueillir des réfugiés est réellement ignoble. Ces formes de calcul — « que pouvons-nous nous permettre ? » —, cette manière de mettre en opposition les lois maritimes entre elles — « ce n’était pas sous notre responsabilité que le bateau a coulé et que ces gens sont morts ! » —, tout atteste d’une destruction totale du sens de la responsabilité collective et de la justice.

You are aware of the situation of clandestine migrants in France, migrants that drown as they try to cross the Mediterranean, that there are camps of « sans-papiers » in the street in Paris and other french cities and borders. How do you analyze this terrible situation ?

Yes, I have been trying to write about this situation and, in particular, the way in which France, but most of Europe as well, is willing to « let die » those who cross the Mediterranean without proper boats, and those who are left to languish on borders where passage is forbidden. I do think that there are many ways to do violence, and that we are now witnessing a systematic effort on the part of Europe to let populations die whose admission would cost some money and challenge ethno-nationalism or what we call « white supremacy ». So there is a particular mixture of racism and capitalism that has operated together not only to destroy international rights of refugees, but to abandon their lives in systematic ways. One problem is how to demonstrate the forms of fatal dissociation undertaken by European states – and the US as well, whose unwillingness to receive refugees is truly horrible. The forms of calculation – what can we afford ? – the invocation of one set of maritime laws against another – it was not our responsibility when that boat capsized and those people died ! – all attest to a decimated sense of global obligation and justice.

Votre livre développe des analyses du corps qui le définissent comme une réalité relationnelle, sans identité fixée a priori. On retrouverait ici une inspiration spinoziste. Dans tout votre travail, depuis le début, vous vous efforcez de repenser le corps, de pluraliser la notion de corps et d’en faire apparaître les conditions d’existence.
Butler RassemblementDans
Rassemblement, vous écrivez que  « le corps n’existe jamais sur un mode ontologique qui serait distinct de sa situation historique ».
Vos analyses concernant le corps se développent surtout à partir des notions de « vulnérabilité » et de « précarité », que vous liez à l’idée de « capacité d’agir », et dont vous déduisez un certain nombre de conséquences éthiques et politiques qui impliquent que les corps existent toujours, activement et passivement, à partir des relations dans lesquelles ils sont pris.

Quelle est l’importance éthique et politique de cette idée ?

Je me situe dans la continuité d’une critique du droit abstrait héritée de Marx et qui a été fondamentale pour les féministes dans leurs efforts pour garantir des droits concernant la liberté liée à la reproduction. Le sujet de droits est un sujet incarné et même lorsque nous considérons le sujet du droit comme un individu, nous présupposons une forme sociale particulière de cette individualité. Nous pouvons très bien nous poser la question de savoir qui est reconnu en tant que sujet de droits et qui ne l’est pas. Le fait de poser la question de cette manière fait apparaître qu’existe une opération différentielle du pouvoir qui précède les sujets. Tout le monde n’a pas la possibilité d’être un sujet, et beaucoup de gens n’ont jamais été considérés comme tels. Ils comprennent peut-être qu’ils font partie d’une « population » mais ne sont pas des sujets de droits et certainement pas une partie du « peuple ».

Nous devons conserver une approche dynamique et critique de l’ensemble de ces catégories. Je ne suis pas intéressée par une ontologie du corps qui met entre parenthèses les relations nécessaires à la persévérance des corps. Je ne crois pas non plus à l’idée d’une vulnérabilité pré-sociale. Notre vulnérabilité est liée à notre dépendance sociale et il est impossible de comprendre le statut incarné de la vie humaine sans prendre en compte les impératifs sociaux dans lesquels elle est prise et dont elle dépend. En ce sens, en tant que corps, nous ne sommes jamais pleinement distincts ni inclus : nous sommes pris dès le départ dans une existence liée à des gens, des pratiques, des environnements, des réseaux de vie sans lesquels notre propre existence n’est pas possible. Et en ce sens, le conatus spinoziste implique une théorie sociale.

In your book you also analyze the body, defined in a relational reality, without an fixed identity (and we can see here an inspiration of Spinoza’s works).
In all your work, you rethink the notion of « body » and its conditions of existence. In this book, you write that « the body never exists in an ontological mode that is distinct from its historical situation » and analyze the body as build on the notions of « vulnerability » and « precarity », linked to the idea of a « capacity to act ». You deduce a number of ethical and political consequences of it. Can you tell us more about this subject ?

Probably I am only continuing a critique of abstract right that was begun in the tradition of Marx and which has been important for feminists in their efforts to secure rights of reproductive freedom. The subject of rights is an embodied subject, and even when we consider the subject of rights to be an individual, we are presuming a distinct social form for that individuality. Indeed, we can ask the question, who counts as a subject of rights and who does not ? The fact that we pose the question in that way shows that there is a differential operation of power that precedes the subject. Not everyone can be a subject, and many people have never been a subject. Perhaps they understand that they are part of a « population » but not a subject of rights and certainly not part of « the people ».

We have to maintain a critical and dynamic approach to all of these categories. I am not interested in an ontology of the body that suspends the social relations that allow for the persistance of the body. Nor do I think that there is a pre-social vulnerability. It is by virtue of our social dependency that we are vulnerable, and there is no way to understand the embodied status of human life without contextualizing the social imperative under which it lives, and upon which its life depends. In this way, we are, as bodies, never quite discrete or bounded : we are given over from the start to those people, practices, environments, networks of life, without which our own life is not possible. In this sense, the Spinozistic conatus implies a social theory.

Dans votre livre vous parlez du capitalisme actuel. Quelles en sont les caractéristiques, les mécanismes, les conséquences ?

Je m’efforce de suivre les débats qui tendent à distinguer capitalisme tardif et néo-libéralisme, et je n’ai moi-même pas d’opinion tranchée sur cette question. Je pense que la dérégulation sauvage des marchés, en vue du profit, a tendance à dominer et à détruire la démocratie sociale et nos différentes obligations morales. Je comprends par ailleurs que les formes de rationalité à l’œuvre dans la politique publique supposent que les individus assument de manière impossible la responsabilité de leurs propres existences. D’un côté, les conditions pour persévérer dans son être sont détruites par les marchés et par des Etats qui se désolidarisent de la prise en charge sociale et publique. De l’autre, on impose aux gens d’être responsables de leurs vies. Mais que signifie d’être tenu pour responsable de sa propre vie quand les conditions de vie sont systématiquement décimées ?

In you book, you also analyze the present-day capitalism, its characteristics, mechanisms, and consequences.

I am certainly trying to follow debates that seek to distinguish between late capitalism and neo-liberalism, and I do not myself have firm views on this issue. What I do think is that increasingly unregulated markets allow for the profit motive to dominate and destroy social democracy and global obligations of various kinds. I understand as well that the forms of rationality driving public policy demand that individuals assume an impossible responsibility for their lives. On the one hand, the conditions of persistence are decimated by markets and states that divest from social and public networks of care ; on the other hand, people are told that they are responsible for their own lives. What does it mean to be held responsible for your own life when the conditions of life are being systematically decimated ?

Vous réfléchissez aussi aux conditions et finalités de l’action et de la résistance politiques. Vous insistez sur l’idée que l’action commune ne peut pas éluder l’hétérogénéité des points de vue, qu’elle doit au contraire penser et travailler avec cette hétérogénéité. Il me semble que votre pensée politique pourrait être définie comme une pensée des relations hétérogènes, s’opposant à toute idée de rapports naturels, identitaires, pour favoriser au contraire la notion d’alliance. Vous écrivez : « Agir de concert ne signifie pas agir en conformité ». Selon vous, quels sont les impératifs d’une telle idée et d’une telle action politique qui à la fois nécessitent du commun mais un commun qui inclut du différent ?

En ce moment-même, aux Etats-Unis, des manifestations rassemblent beaucoup de gens traditionnellement reliés à la gauche. Mais certaines personnes préoccupées par la liberté de la presse ou par l’expulsion des sans-papiers y participent, quand bien même ils sont plutôt libéraux ou conservateurs. Dès lors, comment penser ces alliances fluctuantes qui ne sont majoritairement pas justifiées par l’amour ou par quelque forme d’identification ? A mon sens, nous avons trop souvent estimé devoir nous identifier à ceux avec lesquels nous nous allions. Or, si nous insistons ainsi sur cette identification, nous tendons à reproduire des politiques communautaristes, en ne nous alliant qu’avec ceux qui sont déjà les mêmes que nous, en refusant de nous confronter à ceux dont les manières de voir ou de vivre diffèrent des nôtres. Ma conception politique est qu’il faut une coalition évolutive avec ceux dont nous pensons qu’ils diffèrent de nous. C’est important pour produire une alliance « multiraciale » et trans-générationnelle comme pour rallier ceux qui se sont depuis longtemps dépolitisés ou dont les conceptions politiques diffèrent des nôtres sur de nombreuses questions. L’avenir de la démocratie américaine dépend de ces alliances complexes.

You also deliver an important analysis on the conditions and purposes of political action and resistance. Common action can’t escape the heterogeneity of points of view and we have to think and work with this heterogeneity. You write that « to act in concert does not mean to act in conformity ». Which are the imperatives of such an idea ? Would you define yourself as a philosopher of difference and the multiple ? 

In the US at the present moment, demonstrations include many people who have traditionally been affiliated with the left. But some people who care about freedom of the press or who impose the deportation of undocumented people are showing up, even though they might be liberal or conservative. So how do we think about these loose alliances that are most emphatically not based on love or even identification. My sense is that we have too often presumed that we must identify with those with whom we ally. But if we insist on identification in this way, we tend to reproduce communitarian politics, allying only with those who are already similar to us, and refusing to confront those whose views and whose lives may well seem quite different. My political sense is that an expanding coalition has to be one in which we presume that we are not the same. This is as important for producing a multi-racial and cross-generational alliance as it is for bringing in people who have been de-politicized for a long time or whose politics have in many ways differed from one’s own. The future of US democracy depends on those uneasy alliances.

Dans votre livre, à plusieurs reprises, sont évoquées l’écologie et surtout la question de l’animal, de l’éthique animale. C’est quelque chose que j’avais déjà remarqué dans votre précédent livre publié en français, Vers la cohabitation. Quelle est pour votre réflexion l’importance de la question de l’animal ?

Pour beaucoup de gens, la co-habitation implique de vivre avec des humains et des animaux, mais aussi avec des milieux vivants dont les êtres vivants dépendent. Quand ces environnements deviennent toxiques — sol, eau, air —, c’est la possibilité même de vivre qui est mise en péril. Aux Etats-Unis, nous analysons les conditions qui font que les minorités ethniques sont amenées très souvent à vivre dans des environnements particulièrement toxiques, et nous savons pertinemment aussi que, par nos bombardements en Irak, nous avons ruiné le sol, provoqué des maladies et mis en péril la possibilité même d’une production agricole pour les Irakiens ainsi que la survie des espèces vivantes qui s’y trouvent. L’homme est un animal humain et j’accepte à la fois le paradoxe et la nécessité qu’il y a dans cette formulation. Nous devons aussi considérer l’usage responsable de l’environnement comme une obligation qui incombe aux humains, un usage qui implique une part de contrôle mais aussi un engagement à cohabiter en tant que vivants.

You also mention ecology and animal ethics. What is the importance of this questions for you and your work ? Will you give a more important place to the question of the animal in the future ?  

For many people, co-habitation implies living with humans and animals, but also with living environments upon which living creatures depend. So when environments become toxic – soil, water, air – the very possibility of life is endangered. In the US, we track the ways in which racial minorities often live in environments with high levels of toxicity, and we also know that in our bombing of Iraq, we ruined the soil, produced disease, and imperiled the possibility of agricultural life for the Iraqi people and all the animal life that lives there. The human is a human animal, and I accept that there is some paradox and some necessity in that formulation. We might also think about stewardship as an obligation that humans have, one that involves some measure of paternalism but also a commitment to a living co-habitation.

Vous parlez dans votre livre des médias et des réseaux sociaux, d’internet. Vos analyses montrent comment internet peut être l’occasion d’une nouvelle dimension de la sphère publique et du politique. Quelle importance accordez-vous à internet et aux nouveaux médias en ligne ?

Je crois que les manifestations et réseaux contemporains ne peuvent vraiment exister sans les moyens digitaux. Quand nous regardons la photographie d’une manifestation, nous avons tendance à nous focaliser sur les corps rassemblés dans les rues et sur les places, mais cette image n’est possible que par la vertu d’un appareil photo et de la communication digitale. Ils conditionnent et donnent un cadre à l’événement, même s’ils ne sont pas eux-mêmes montrés dans l’image. En particulier dans les cas de censure ou de brutalité policière ou militaire, les images prises par les téléphones portables sont transmises au monde plus rapidement et efficacement que d’aucune autre manière. Il est aujourd’hui politiquement impératif que les téléphones portables et les caméras de poche demeurent incontrôlables. Les formes collectives de solidarité sont de plus en plus importantes pour soutenir les actions locales contre le pouvoir des entreprises, la dépossession néo-libérale, la xénophobie et le racisme. Aussi important qu’il soit de filmer ce qui se passe à un moment et à un endroit particuliers, il n’y a pas de « capture » de ce moment sans un relais digital. Ainsi, tout événement est à la fois là et ailleurs, et c’est la condition même de notre solidarité digitale.

In your book you also consider social networks, social media and the Internet. Your analyses show how the internet may be a new dimension of the public and political sphere. What importance do you attribute to the Internet and the new online media ?

My sense is that contemporary demonstrations and networks cannot really exist without digital networks. When we see a photograph of a demonstration, we tend to focus on the bodies amassed on the street or the square, but that image is only possible by virtue of a camera and a form of digital communication. They condition and frame the event, even though they are not captured in the image. Especially under conditions of censorship or police and military brutality, the cell phone image sends the word more quickly and effectively than any other way. It is politically imperative that cellphones and body cams remain relatively ungovernable at the present time. Global forms of solidarity are increasingly important to support local actions against corporate power, neo-liberal dispossession, xenophobia, and racism. As important as it is to capture what is happening in a specific time and space, there is no « capture » without its digital relay. So every event is both there and elsewhere, and that is the condition of our digital solidarity.

traduction de l’entretien : Christine Marcandier et Jean-Christophe Cavallin

Judith Butler, Rassemblement – Pluralité, performativité et politique, Traduction de Christophe Jaquet, éditions Fayard, 2016, 284 p., 22 € — Lire un extrait