Gilles Deleuze : logique de la création (Deleuze aujourd’hui)

Gilles Deleuze (Détail couverture de Dialogues avec Claire Parnet, Flammarion "Champs Essais")

Lorsque des chanteurs sont en duo, ou dans le cas d’une chorale, il arrive qu’il y ait création d’une ligne vocale qui n’existerait pas sans chacun, mais qui en même temps n’est chantée par aucun d’eux, un chant autonome bien qu’inséparable des chanteurs, lié aux individus et au-delà d’eux. La musique, le chant créent alors une entité nouvelle, tiers flottant et anonyme.

On voit à l’œuvre cette logique, par exemple, chez Bach, dans ses différentes Passions, dont les chants choraux créent des entités humaines et divines. Ou chez Beethoven, avec les lignes multiples de ses quatuors. Ou bien chez des chorégraphes, lorsqu’ils impliquent les corps dans certaines postures qui ne sont plus du corps, produisant des mouvements autonomes par rapport aux corps qui les effectuent : Cunningham, perclus d’arthrose, dansant avec une chaise et improvisant des espaces, des rythmes, une légèreté qui ne sont plus pris dans les handicaps de son corps ; Pina Bausch et les mouvements choraux de ses danseurs ; Bill T. Jones inventant des mouvements inédits à la frontière du corps et de la lumière. Ailleurs encore, la même logique : dans le livre de Burroughs et Gysin, intitulé justement The Third Mind – l’œuvre propre de Burroughs étant une œuvre multiple avec ses moyens originaux (cut up, fold in, etc.), comme celle de Kathy Acker, avec son usage inédit du plagiat, dont l’objet est la multiplicité, la synthèse hétérogénétique

51fYBwMpy4L._SX371_BO1,204,203,200_C’est ce processus que l’on voit à l’œuvre dans la pensée de Gilles Deleuze, soit « seul », mais avec les intercesseurs qu’il se donne, soit dans le travail avec Félix Guattari. Les deux auteurs ne dialoguent pas, ne s’homogénéisent pas, ils inventent une pensée Deleuze-Guattari, pensée à la troisième personne — il pense ou ça pense —, impersonnelle, hybride, qui est la condition du nouveau dans la pensée, d’une philosophie créatrice : « Travailler à deux, beaucoup de gens l’ont fait (…). Voilà que, avec Félix, tout cela devenait possible, même si nous rations. Nous n’étions que deux, mais ce qui comptait pour nous c’était moins de travailler ensemble, que ce fait étrange de travailler entre les deux (…). Parfois on écrit sur la même notion, et l’on s’est aperçu ensuite qu’on ne la saisissait pas du tout de la même manière (…). On n’a pas réuni les deux notions, on s’est aperçu que chacune tendait d’elle-même vers l’autre, mais justement pour produire quelque chose qui n’était ni dans l’une ni dans l’autre ».

Comme, du point de vue de la création, il n’y a pas de différence entre créer en philosophie ou créer en art, Deleuze peut voir le même processus chez Godard : « Je peux dire comment j’imagine Godard. C’est un homme qui travaille beaucoup, alors forcément il est dans une solitude absolue. Mais ce n’est pas n’importe quelle solitude, c’est une solitude extraordinairement peuplée. Pas peuplée de rêves, de fantasmes ou de projets, mais d’actes, de choses et même de personnes. Une solitude multiple, créatrice ». Créer, c’est faire une multiplicité, c’est faire duo, faire trois, le troisième étant l’entité comme une ligne qui file entre les deux, reliée mais autonome, l’inverse de la juxtaposition d’une diversité numérique et tout autant du dépassement de cette diversité par une unité supérieure (dialectique).

Créer ne se fait donc pas sans intercesseurs. Ce qui définit le rapport à l’intercesseur est le mouvement de l’un à l’autre, ou mieux entre les deux, la pensée (créatrice) étant ce mouvement. Le rapport à l’intercesseur n’unit pas deux termes abstraits, distincts l’un de l’autre (diversité juxtaposée), il implique au contraire un mouvement, un devenir réels. Si on lit les livres de Deleuze traitant du cinéma, on peut voir que les images cinématographiques ne sont pas utilisées pour dire la « vérité », pour illustrer Bergson ou fournir à Deleuze l’occasion de reproduire un discours habituel : il s’agit de construire un agencement dans lequel chacun est pris avec les autres dans un rapport dynamique, créatif, qui ne laisse pas identiques la pensée du cinéma, celle de Bergson ni de Deleuze. Quelque chose du cinéma rencontre Bergson et le transforme pour produire un double mutant de Bergson ; quelque chose de Bergson capte les images et en produit une autre perception, une autre logique, d’autres dimensions ; quelque chose du cinéma et de Bergson est prélevé par Deleuze pour une pensée renouvelée – qui ne revient pas au même – du temps, de la pensée et du mouvement dans la pensée, des signes, du monde, de l’image, du mouvement, de la subjectivité, des facultés, du cerveau, etc.

Deleuze ne cesse de le dire – et de le faire : le rapport est de l’ordre de la capture, du prélèvement, de la variation, de la répétition (non de la reproduction) – le ET plutôt que le EST –, et bien sûr ce rapport intéresse Deleuze en tant que philosophe, c’est-à-dire créateur de concepts, les deux tomes sur le cinéma étant des livres de philosophie mais créés avec des images cinématographiques autant qu’avec Bergson ou Peirce – comme les lignes modulées de duos démultipliés. Deleuze explique clairement ce processus au sujet de son livre sur Foucault : « Foucault est hanté par le double, y compris dans l’altérité propre au double. J’ai voulu extraire un double de Foucault, au sens qu’il donnait à ce mot : ‘répétition, doublure, retour du même, accroc, imperceptible différence, dédoublement et fatale déchirure’ (…). Dans ce livre, je n’essaie pas de parler pour Foucault, mais de tracer une transversale, une diagonale qui irait forcément de lui à moi (…), et qui dirait quelque chose de ses buts et de ses combats comme je les ai perçus ».

On dira alors que le rapport à l’intercesseur implique un paradigme esthétique de la pensée et de la philosophie, non parce que l’art serait l’objet de la philosophie ou qu’elle serait elle-même une forme d’art, mais parce que la pensée philosophique est création : « Ce qui est essentiel, c’est les intercesseurs. La création, c’est les intercesseurs. Sans eux il n’y a pas d’œuvre ». L’œuvre de Deleuze déroule une liste nombreuse d’intercesseurs : Guattari, les schizophrènes, Freud, Bacon, Nietzsche, Bergson, Godard, Foucault, la maladie, Leibniz, Spinoza, etc. Et cette liste étrange l’est encore davantage en faisant appel aux masochistes, aux tiques, à Artaud, à Alice, à la guêpe, l’orchidée, etc. L’étrangeté provient du caractère hétérogène et hétérodoxe – voire hérétique – d’une telle liste, mais surtout du nécessaire rapport entre ces auteurs, ces artistes, ces animaux et la philosophie. Il ne s’agit pas de penser sur mais de penser avec : penser philosophiquement avec une tique, un masochiste, penser le transcendantal avec Kant, Freud et Artaud, et penser Kant avec le schizophrène Artaud, etc. Si l’intercession est nécessaire à la création philosophique, c’est en excluant un rapport qui serait de l’ordre du commentaire et de l’interprétation au profit de la rencontre, du rapport à l’événement et de l’expérimentation.

L’on passe à côté de cette logique de la création – en philosophie, en art, en politique, etc. – si l’on assimile les textes de Deleuze à des commentaires herméneutiques, en se situant d’un point de vue extérieur au mouvement, en abstrayant, isolant un moment dans le mouvement réel et le réseau qui constituent cette pensée, en occultant le rapport au dehors et la singularité de ce rapport comme condition de la pensée, la nature nécessairement dynamique, relationnelle et impersonnelle de la pensée. Si transformer la pensée de Deleuze en commentaire monotone (comme le fait Badiou dans son livre sur Deleuze) revient à amputer les conditions de cette pensée, à la réduire à un ensemble de relations formelles, on ne peut qu’être sourd à la question qu’elle pose : comment penser autrement, comment la pensée peut-elle être créatrice, produire du nouveau, si par nouveau on ne vise pas un objet, mais un autre mode de visée ?

Ainsi, la création ou l’œuvre d’art ne sont pas d’abord une extériorisation, la traduction d’une subjectivité, d’un imaginaire personnel, fantasmatique, pas plus que l’expression d’une « idéologie », comme si l’art ou la philosophie – ou quoi que ce soit de créateur – exposaient à leur façon la même chose que ce qui constitue déjà le moi (ou le non-moi), ou l’ordre social, etc. Si l’art est création, si la pensée est créatrice, l’art ou la philosophie ne semblent pas pouvoir être réduits à la reproduction d’un déjà donné – ce qui maintiendrait la logique de la représentation et les impasses de la question de la création. La pensée n’est pas une expression subjective personnelle : l’artiste, le philosophe ne mettent pas « au-dehors » ce qu’ils seraient « au-dedans », et que ce « dedans » soit celui d’un moi personnel ou lié à des représentations sociales, ou à des constructions inconscientes, ou encore à la rationalité pure d’un sujet, ne semble pas changer grand-chose.

Si l’art, la pensée sont définis en tant que processus de création, on doit plutôt les rapporter à un « dehors » qui est du monde, la pensée ne pouvant être réduite aux formes préétablies du moi, de la conscience, du corps, formes qui sont au contraire, du fait de la relation dynamique à ce dehors, prises dans des lignes de fuite, des devenirs inédits. La création appelle cette relation à un dehors que la pensée – le corps aussi est de la pensée – rencontre et crée, affronte et reconduit, répète, subit et affirme. Le créateur travaille avec une étrangeté qu’il n’est pas pour créer autre chose que ce qu’il est – et se créer lui-même autre. Ce qui implique que la subjectivité soit relationnelle, dynamique, non statique ou déterminée a priori. Liée à l’artiste, la création se fait pourtant au-dehors de lui : créer nécessite l’oubli, l’abandon de soi, puisque celui qui crée travaille dans le champ d’un autre, d’un ailleurs, d’un autre temps (le créateur n’est pas un auteur). Qui peint ? Qui écrit ? Qui pense ? C’est toujours le troisième, sans nom, sans visage.

Au lieu de s’opposer aux approches sociologiques ou psychanalytiques, il semble que les processus de création tels qu’ils sont ici conçus pourraient être l’occasion d’une autre psychanalyse, une autre approche des faits sociaux, une autre saisie des rapports entre l’art, le social, la subjectivité, l’inconscient, etc. Il s’agirait de partir de la création elle-même pour essayer de voir ce qu’elle peut impliquer du point de vue psychanalytique, sociologique, politique, historique, philosophique, subjectif : le symptôme non comme reproduction d’un conflit mais comme tracé d’une ligne de fuite ; l’œuvre non comme manifestation d’un ordre ou d’une régularité mais comme rupture et événement ; la pensée non comme représentation mais comme affirmation intempestive et future ; le concept non comme idée abstraite et générale mais comme mouvement et lignes d’un devenir…

Ce sont ces directions que l’on voit à l’œuvre chez Deleuze, mais aussi chez Guattari qui, dans ce livre important qu’est Chaosmose, trace les grandes lignes de ce que pourrait être une nouvelle façon de penser et vivre le social, le politique, le psychisme, le rapport à soi, à partir d’un nouveau paradigme esthétique impliquant l’élaboration de cartographies faites de transversales entre hétérogènes – cartographies où la logique de la représentation est remplacée par les processus de la multiplicité (le sous-titre de l’Anti-Œdipe le dit : capitalisme ET schizophrénie). L’art, le social, le politique, la subjectivité, le corps, etc., n’y sont plus compris comme des réalités distinctes, juxtaposées, reliées par des rapports de représentation, mais comme les variables d’une multiplicité, d’un agencement singulier et créateur (d’œuvres, de maladies, d’affects, d’institutions, etc.) dont il s’agit d’appréhender les transversalités, mais dans lequel aussi il s’agit d’agir en introduisant d’autres transversalités, pour créer du nouveau – injecter un peu de chaos, produire de nouveaux duos, de nouvelles multiplicités, pour de nouvelles lignes créatrices : inventer des agencements à partir des agencements qui nous ont inventés. C’est ce que veut dire l’idée de paradigme esthétique : la création comme paradigme indissociable de la création comme agir et mode de vie.

Il faut être attentif à ne pas confondre la synthèse créatrice, ou disjonctive, ni avec une simple juxtaposition ni avec une opération d’unification, d’uniformisation, qui serait plutôt un obstacle à la création (« Le ET, ‘et… et… et…’, c’est exactement le bégaiement créateur (…). Seulement, la diversité ou la multiplicité ne sont nullement des collections esthétiques (comme quand on dit ‘un de plus’, ‘une femme de plus’…), ni des schémas dialectiques (…). Car dans tous ces cas subsiste un primat de l’Un, donc de l’être, qui est censé devenir multiple (…). Le ET, ce n’est ni l’un ni l’autre, c’est toujours entre les deux, c’est la frontière, il y a toujours une frontière, une ligne de fuite ou de flux (…). Et c’est pourtant sur cette ligne de fuite que les choses se passent, les devenirs se font »). Si la synthèse produit une œuvre, celle-ci n’en est pas moins faite d’une série hétérogène. Le duo fait fonctionner ensemble, transversalement, des différences hétérogènes. L’unité n’est plus au-dessus de la multiplicité, elle est le co-fonctionnement de séries hétérogènes (a et b et c et d etc.). Ce co-fonctionnement n’est pas donné d’avance, par exemple en vertu d’une propriété commune qui permettrait d’assembler les éléments différents – cette idée se trouvant dès le début de l’œuvre de Deleuze, dans son livre sur l’empirisme de Hume, où est analysé ce qui fait la spécificité de cet empirisme, à savoir l’affirmation de relations extérieures aux termes reliés. La relation n’est pas déterminée a priori par la nature ou les propriétés des termes, elle relie des termes hétérogènes mais qui, par la production de cette relation, entrent en co-variation (devenir) : « une rencontre entre deux règnes, un court-circuitage, une capture de code où chacun se déterritorialise ». Ce qui veut dire également que l’ontologie de Deleuze – si parler ici d’ontologie a un sens – implique la création (c’est ce que signifie chez Deleuze l’idée de l’univocité de l’être).

On peut dire que le style d’une œuvre, d’une pensée, est fait d’une tension interne, d’une variation qui répète la différence et le dehors, la synthèse constitutive du style étant différentielle et affirmant une multiplicité véritable (non simplement numérique ou formelle). Une telle synthèse est multiplicité, agencement : « L’unité réelle minima ce n’est pas le mot, ni l’idée ou le concept, ni le signifiant, mais l’agencement. C’est toujours un agencement qui produit des énoncés. Les énoncés n’ont pas pour cause un sujet qui agirait comme sujet d’énonciation, pas plus qu’ils ne se rapportent à des sujets comme sujets d’énoncé. L’énoncé est le produit d’un agencement, toujours collectif (…). Le nom propre ne désigne pas un sujet, mais quelque chose qui se passe, au moins entre deux termes (…). L’auteur est un sujet d’énonciation, mais pas l’écrivain, qui n’est pas un auteur. L’écrivain invente des agencements à partir des agencements qui l’ont inventé, il fait passer une multiplicité dans une autre. Le plus difficile, c’est de faire conspirer tous les éléments d’un ensemble non homogène, les faire fonctionner ensemble (…). Ni identification ni distance, ni proximité ni éloignement, car, dans tous ces cas, on est amené à parler pour, à la place de… Au contraire, il faut parler avec, écrire avec (…). C’est cela, agencer : être au milieu, sur la ligne de rencontre d’un monde intérieur et d’un monde extérieur ».

La multiplicité, définie comme agencement, implique d’une part l’unité immanente de la diversité hétérogène qui la constitue, unité paradoxalement produite par la répétition de la différence qui relie les éléments. Et, d’autre part, elle implique la production d’un nouveau non donné au préalable dans les divers éléments. L’agencement se définit simultanément comme unité différentielle, synthèse immanente et disjonctive dont la consistance tient aux variations qui la construisent, et comme productrice d’un nouveau, créatrice. L’agencement est donc une multiplicité réelle et une puissance d’invention.

Établir un lien nécessaire entre création et intercesseurs, reconnaître la nécessité de l’agencement ne signifie pas que n’importe quels éléments peuvent fonctionner ensemble. L’agencement est en lui-même sélectif : si les connexions possibles semblent infinies, cette idée exclut pourtant un principe d’indifférence, relativiste. L’idée de sélection est contenue dans celle d’agencement-multiplicité : pour que les multiplicités existent, pour que les agencements fonctionnent, il faut que les relations produisent du nouveau. L’évaluation de l’agencement est pratique et immanente, ne renvoyant à aucune unité a priori, aucun ensemble ou aucun être préexistant, ne préjugeant aucune relation donnée d’avance.

L’agencement conditionnant l’invention et la nouveauté, ne peuvent s’agencer que les éléments dont la connexion rend possible l’événement de la création. Il n’y a donc pas de conditions générales des agencements, des multiplicités, seulement des conditions particulières, locales, provisoires. Être et agir dans une multiplicité – philosophiquement, artistiquement, politiquement, etc. – relève à chaque fois de conditions locales, singulières, nouvelles. La multiplicité est toujours un cas qu’il faut aborder en inventant des moyens singuliers. S’il est nécessaire, pour concevoir les processus de création, de penser les conditions de la multiplicité, celle-ci exclut l’idée d’un modèle fixe, identique, universel de la multiplicité, que ce modèle soit mathématique, ou qu’on l’appelle communisme ou multitude, modèles englobants, trop généraux, incapables de rendre compte des multiplicités réelles et de permettre l’action au sein des multiplicités, de faire le mouvement. L’idée impliquée est qu’il n’y a jamais une seule multiplicité, non seulement possible mais actuelle, un seul agencement englobant et totalisant : toujours une diversité de multiplicités locales, d’agencements provisoires et mobiles. De ce point de vue, la logique de la représentation est moins inadéquate pour la multiplicité qu’elle n’en est le régime le plus bas, le régime réactif, au sens de Nietzsche, le degré où les mouvements, les devenirs, les possibilités créatrices sont enlisés dans des formes données comme éternelles, universelles, qui sont autant d’impasses : au lieu de duos, des murs, que les illusions de la pensée représentative font volontiers passer pour les conditions de notre libération…

Le penseur ne maitrise pas entièrement l’œuvre créée, celle-ci apparait comme la carte de son rapport à un dehors aléatoire et chaotique, le chaos étant défini « moins par son désordre que par la vitesse infinie avec laquelle se dissipe toute forme qui s’y ébauche (…). C’est une vitesse infinie de naissance et d’évanouissement ». Comme Deleuze l’écrivait à propos de Bacon, l’œuvre créée est inséparable d’un certain hasard et d’un chaos à travers lesquels, au-dessus desquels l’artiste trace ses lignes, ses couleurs, ses figures, et le philosophe ses concepts. L’œuvre artistique ou philosophique – aussi bien politique ou amoureuse – est toujours un mouvement transitoire à travers les mouvements du chaos qui dans l’œuvre ne disparaît pas mais l’habite, la rendant provisoire, relative, toujours mobile car effectivement ouverte (l’être est indissociable d’un chaos, provisoire, en équilibre, entre la mort et le devenir).

La création a pour lieu un domaine instable que le peintre, le philosophe, l’écrivain à la fois produisent et rencontrent, l’œuvre se faisant avec et sans eux. Il ne s’agit pas de surplomber ou d’englober l’autre, mais d’agir avec, à partir de l’autre (ce qui ne signifie pas être d’accord), dans un agencement affirmatif, mouvement dans mouvement – cet autre pouvant être autant un peintre, un philosophe, qu’un insecte, le désert, ou un schizophrène. Il s’agit de prolonger, faire bifurquer pour accroître le mouvement, créer un autre mouvement, d’autres possibilités : « La question, ce n’est pas du tout de faire une fausse unité (…). Là encore, la question, c’est le travail de chacun qui peut produire des convergences inattendues, et de nouvelles conséquences, des relais pour chacun ». Ce qui produit l’œuvre ou la pensée, c’est d’abord l’agencement dynamique, la multiplicité à l’intérieur de laquelle les « éléments » sont sans hiérarchie ni identité fixe, sans stabilité autre qu’instable, nécessairement inachevée – de même, donc, que le processus de création : « Les meutes, les multiplicités ne cessent donc de se transformer les unes dans les autres (…). Ce n’est pas étonnant, tant le devenir et la multiplicité sont une seule et même chose. Une multiplicité ne se définit pas par ses éléments, ni par un centre d’unification ou de compréhension. Elle se définit par le nombre de ses dimensions ; elle ne se divise pas, elle ne perd ou ne gagne aucune dimension sans changer de nature (…), il revient au même de dire que chaque multiplicité est déjà composée de termes hétérogènes en symbiose, ou qu’elle ne cesse pas de se transformer dans d’autres multiplicités ».

L’art, la pensée se définiraient comme hétérogénèse, création hétérogénétique, agencement ou multiplicité produisant l’œuvre, que l’œuvre exprime puisqu’elle est cette multiplicité. Comment penser la possibilité du nouveau, de la création ? Cette question ne vaut pas que pour le domaine artistique, puisqu’elle conditionne, chez Deleuze, ce que l’habitude amène à nommer l’ontologie, autant que la philosophie ou le champ politique. La notion de multiplicité est celle qui, creusée, reprise, transformée, multipliée de livre en livre, se diffusant en rhizome à travers d’autres notions (devenir, immanence, agencement, chaos, machine, mineur, etc.), prend en charge et développe cette question. Ces développements ont conduit Deleuze à examiner les domaines de la création artistique, littéraire ou cinématographique, puisqu’il serait difficile de questionner la création sans construire une réflexion impliquant la création effective. Mais l’art n’a pas, de ce point de vue, de privilège, puisque la création et les multiplicités concernent autant le végétal (le rhizome, l’orchidée), l’animal (la meute, la tique), la subjectivité (Hume, Freud, Foucault), la sexualité (Masoch, Proust, Hocquenghem), que le politique (le mineur, mai 68, le devenir-révolutionnaire) – autant de champs explorés par Deleuze, pas seulement visités en touriste mais inclus dans des agencements, propulsés dans des devenirs, répétés dans des variations constitutives du mouvement de la pensée, une pensée philosophique faisant duo, construisant des duos avec des philosophes mais aussi des loups, des schizophrènes, des images, des affects, etc. (l’art et la littérature ont cependant une singularité qui leur donne un intérêt spécifique : par le type de rapport qu’ils permettent au sensible, aux forces et aux signes, ils apparaissent dans l’œuvre de Deleuze comme des intercesseurs omniprésents).

Le lien entre multiplicité et création s’est élaboré avec ces différents domaines et réalités, sans privilégier tel ou tel, ni même le domaine mathématique, dont on ne voit pas en quoi il aurait le privilège de la multiplicité, (même si Deleuze se réfère aussi à Riemann), sauf à considérer, comme Badiou, pour des raisons qui touchent à l’ontologie, que les mathématiques ont une valeur supérieure, ce qui, au moins depuis Kant, est douteux, et dispense de manière fâcheuse de travailler avec les multiplicités existantes, les variétés, les cas dont la réalité n’est peut-être pas réductible aux mathématiques (« Kant pense de manière nouvelle : contre Newton qui conçoit l’univers selon la forme du ‘plan’, Kant sait que l’espace des mathématiques classiques n’est pas vraiment celui des choses. Il s’agit d’un espace bien plus tourmenté, susceptible de changer de forme (…). Ce que sont les choses derrière les mailles du filet mathématique, on ne saurait le dire. Rien ne nous assure que l’étendue réelle, en-dehors de nous, suive la marche d’Euclide dont les règles sont seulement idéales. Croire en la réalité de cet idéal ou, à l’inverse, aux faits bruts indépendants de la manière de les capter, ce serait une véritable illusion, ‘illusion transcendantale’ dit Kant », Jean-Clet Martin, Deleuze, éditions de L’éclat, 2012, p. 81).

Dans l’exploration et les variations qu’il impose à la notion de multiplicité, Deleuze agit comme le peintre qui, d’une toile à l’autre, d’une série à une autre, ne reproduit pas indéfiniment le même, mais introduit des variations, affrontant un chaos qui défait les coordonnées de la toile comme il défait les coordonnées de la pensée, conduit à la production d’autres configurations – tel, par exemple, Francis Bacon auquel Deleuze a consacré un livre qui est aussi bien, en même temps, un livre de philosophie sur la logique de la création. Dans son rapport sans cesse reconduit au dehors, la pensée de Deleuze chercherait à chaque fois à « nettoyer, balayer ou chiffonner » les coordonnées de sa propre pensée, à « jeter de la peinture, sous des angles et à des vitesses variés », c’est-à-dire à introduire des êtres, des sensations, des réalités produisant autant de « catastrophes (…) dans les données figuratives et probabilitaires », un chaos qui est aussi « le surgissement d’un autre monde », l’occasion d’autres duos.

31ay0A87TtL._SX343_BO1,204,203,200_La philosophie, ici, n’avance plus guidée par la seule raison, celle d’un sujet souverain compris comme origine de la pensée, en vue d’une vérité qui n’est le plus souvent que la reproduction sous une forme éternisée des objets « nobles » qu’elle privilégie, sans voir tous ces grouillements infernaux : animaux, masochistes, drogués, artistes, herbe, homosexuels, machines, asilaires, écrivains dont la doxa philosophique se demande bien, encore, comment penser avec eux. Pourtant : « Les philosophes doivent venir de n’importe où : non pas au sens où la philosophie dépendrait d’une sagesse populaire un peu partout, mais au sens où chaque rencontre en produit, en même temps qu’elle définit un nouvel usage, une nouvelle position d’agencements ». François Zourabichvili disait que « la bombe Deleuze n’a pas encore explosé dans la philosophie », tant il est vrai que le contenu et les conditions de cette philosophie sont, pour la philosophie dominante, insupportables (y compris lorsque le rejet, la volonté de destruction, prend la forme de l’hommage ou de la référence) – comme, disait Nietzsche, pour le prêtre la vie est insupportable.