Véronique Bergen : Des anagrammes des corps

Le titre de la fiction de Véronique Bergen, Le cri de la poupée, allie de manière paradoxale le vivant et de l’inanimé, l’expression et la chose muette, l’organique et l’artificiel. Une poupée est dotée du pouvoir de crier, comme si elle était douée de vie. Mais c’est aussi bien le vivant qui est doté des qualités de l’inerte et de la chose artificielle. Le titre condense ainsi les principales lignes qui donnent à ce livre sa logique étrange : le vivant devient poupée et l’humain devient insecte, le mort devient vivant, ou en tout cas parlant, les êtres se dédoublent, les corps subissent une subversion de leur ordre organique pour tendre vers l’inorganique (la poupée) ou de nouvelles configurations étranges (« Te déconstruire, te réagencer, faire de ta bouche un anus »), ou encore passer les frontières des espèces et des règnes (« avant de naître poupée, j’avais vécu en chien »).

Ce livre relève donc d’une logique de la transgression, ou mieux du franchissement des frontières, une logique du devenir où ce qui est devient autre, par-delà la logique binaire, exclusive, par-delà les catégories établies par toute bureaucratie mentale et identitaire (« hors de la grammaire juridico-corporelle »). De ce fait, Le cri de la poupée tend vers une tératologie généralisée, inclut une logique des monstres, du monstrueux. Si le monstrueux est l’effet ou le signe du devenir, c’est bien le devenir lui-même, porteur de nomadisme et de transversalité, qui intéresse l’auteur et traverse le livre : devenirs des corps et monstres de la langue.

Le cri de la poupée tourne autour du personnage de l’artiste et écrivain Unica Zürn, compagne d’Hans Bellmer, suicidée en 1970. Un autre personnage, Christa, amante SM et cocaïnée, est supposée écrire le synopsis d’un film sur Bellmer et Unica Zürn, leur relation sadomasochiste autant sexuelle qu’esthétique, et l’étrange triangle formé par Bellmer, Zürn et la fameuse poupée fabriquée, exposée et photographiée par Bellmer. Évidemment, le livre de Véronique Bergen n’est pas platement anecdotique mais se sert de ces références biographiques comme d’un catalyseur pour l’écriture et la fiction qui développe toutes les possibilités et croisements offerts par la rencontre de Zürn, de Bellmer et de la poupée.

Si Unica Zürn était aussi artiste, Véronique Bergen privilégie sa pratique d’écrivain, en particulier la technique de l’anagramme à laquelle Zürn s’est intéressée. De fait, dans Le cri de la poupée, l’anagramme déborde le seul domaine des énoncés pour devenir le principe des choses et des corps, le principe d’un monde soumis à de multiples renversements et permutations par lesquels ce qui est devient autre. Comme les lettres d’un mot peuvent être inversées ou permutées pour former de nouveaux énoncés, ce sont les corps et les êtres, les noms et les choses qui se trouvent ici soumis au principe de l’anagramme, c’est-à-dire au mouvement du devenir, à un processus de dédoublement et de transformation.

Si le sadomasochisme est un thème récurrent du livre, ce n’est pas seulement en tant que pratique sexuelle mais en tant que les relations SM imposent aux corps de tels processus et devenirs (« La permutation charnelle que je lui ai fait subir »), des postures par lesquelles le corps est plié ou déplié, articulé ou désarticulé, réagencé selon des combinaisons inédites actualisant des virtualités réelles mais que le corps habituel méconnait ou combat. Il en est des corps comme des mots et des relations entre corps comme de la syntaxe : chaque combinaison est une possibilité parmi d’autres ordinairement rejetées pour la communication ou l’action. Mais lorsque le corps est laissé à ses propres possibilités ou à sa propre puissance, il n’est plus un objet fixe, une entité pourvue d’une identité structurée et immuable : il ne cesse d’être soumis à une série de virtualités anorganiques qui le démultiplient et le recomposent selon des combinaisons inédites.

Deleuze aimait répéter la phrase de Spinoza selon laquelle nous ne savons pas ce que peut un corps. La fiction de Véronique Bergen s’empare de cette affirmation et en fait sa matière même. Le sadomasochisme ne s’y révèle pas seulement comme la vérité de la sexualité mais d’abord comme la vérité du corps, comme la dimension qui accompagne le corps et vers laquelle il tend lorsqu’il devient corps sexuel mais aussi corps passif de la sensation ou du rêve ou du délire. Ce sont ces corps qui habitent Le cri de la poupée, c’est cette logique anorganique du devenir qui traverse les corps des amants et maîtresses mais aussi de n’importe qui ou des choses qui composent le monde de cette fiction qui est le monde même de la fiction.

Le corps est monstrueux, le monstrueux est la vérité du corps, comme il est la vérité de la langue révélée par l’anagramme. Comme le corps, la langue n’est un système en équilibre que par l’exclusion de relations inhabituelles, de possibilités syntaxiques qui, par-delà la production de significations communes, se révèlent lorsque la communication et la signification ne sont plus ce qui préoccupe la langue (« la phrase inconnue que je scrute sous la phrase offerte »). L’anagramme peut ainsi apparaître comme le parcours en droit infini ou l’épuisement jamais achevé des séries signifiantes et asignifiantes de la langue, comme le dépliement du virtuel des mots et des phrases, le réagencement permanent d’une langue qui ne cesse de fuir, de tendre vers la langue inarticulée du cri, le langage désarticulé de la poupée.

L’écriture de Véronique Bergen s’oriente vers une telle désarticulation de la langue, les noms communs ou les noms propres devenant fréquemment des adjectifs ou des verbes, les mots s’enchainant souvent selon une logique de la juxtaposition plus que de l’articulation syntaxique habituelle, la phrase s’attachant davantage à suivre les degrés et forces des intensités qui traversent les corps que la signification, les repères grammaticaux et énonciatifs étant volontiers brouillés, etc. Il s’agit d’introduire un maximum de mouvements dans la langue – transformer un nom en verbe le fait passer d’une fixité à une nouvelle mobilité –, de la rendre sensible aux devenirs du corps, aux relations transgressives inédites qui parcourent ce monde chaotique. Un tel style fait apparaître entre les éléments de la langue ainsi désarticulée/réarticulée de nouvelles alliances aberrantes, monstrueuses, provisoires – une langue toujours en mouvement, faite de mouvements et rapports inédits qui, comme les corps, tendent vers leur propre limite, celle où ils s’abolissent et sans cesse recommencent autrement.

Désarticuler les corps et la langue, en défaire les agencements prégnants au profit d’autres articulations mineures, serait un des enjeux de ce livre. Celui-ci peut être lu comme un manifeste pour des corps multiples mais aussi comme l’exhibition de l’écriture créatrice, littéraire, poétique. Il se présente en tout cas comme la construction d’un univers où dominent les forces chaotiques qui ici attirent les corps, les sexes, les choses, la langue, et leur font transgresser toutes les frontières. On ne s’étonnera pas que les corps y soient absents à eux-mêmes, pris dans des relations ou des intensités destructrices, multiplicatrices, créatrices. Ou que les règnes et leurs limites soient mobiles, reconfigurés selon des rapports impensables : les morts vivent, la poupée devient narratrice, les humains deviennent insectes et monstres. On ne s’étonnera pas que tout se dédouble et devienne autre : Unica Zürn et Unica bis ; Christa, comme le double SM et féminin du Christ, ou comme un double féminin et radical de Bellmer ; Bellmer lui-même comme un double du frère incestueux, lequel est lui-même un prolongement masculin de la mère d’Unica Zürn qui idolâtrait Hitler et se maria avec une réplique du Führer ; etc.

Tout existe comme si l’anagramme était la loi de l’être – l’être = lettre –, lequel est nié au profit d’un devenir universel, d’un mouvement généralisé, tout ce qui est devenant autre chose, tout étant permutable et associable à autre chose – l’idéal étant que toutes les permutations et associations impliquées soient affirmées en même temps –, se dédoublant en autre chose, tendu vers sa propre frontière par laquelle il basculera dans autre chose et autre chose encore. Ainsi, malgré la grande violence qui souvent habite ce livre, celui-ci n’en est pas moins un livre vivant, une exaltation du devenir, des associations déchaînées, c’est-à-dire de la vie la plus vivante des corps, de la pensée, de la langue, du monde.

Véronique Bergen, Le cri de la poupée, éditions Al Dante, septembre 2015, 242 pages, 17 €