Comment advint la littérature

© Christine Marcandier

Qu’est-ce qu’inventer en littérature ? C’est la question que pose Jean-Pierre Bertrand dans un volume de la prestigieuse collection Poétique. Cette question n’est en rien oiseuse même si, à première vue, on peut trouver de l’imagination inventive dans toute œuvre littéraire qui n’est pas d’imitation. Mais il s’agit alors d’une inventivité diffuse qui ne se concrétise pas dans des formes précises. Or, il arrive que l’écrivain, qu’il soit poète, dramaturge ou romancier, crée des techniques définies qui vont plus ou moins demeurer. À cet égard, les lettres françaises ont connu une période prolifique et glorieuse qui a coïncidé avec la naissance et le développement de ce qu’on nomme modernité. Et l’on va voir fleurir entre 1850 et 1925 une suite de formes originales dont Bertrand nous décrit la genèse. Et ce sera le poème en prose, le vers libre, le monologue intérieur, le calligramme, le poème-conversation et l’écriture automatique.

Mais avant d’en venir aux processus qui ont conduit à l’avènement de ces « trouvailles », dans quel cadre s’est donc produit cette efflorescence ? L’auteur part d’un romantisme qui se veut révolutionnaire mais qui reste empêtré dans les vieilles formes comme l’alexandrin. A ceci près tout de même et qui n’est pas rien : ce grand mouvement est marqué par un changement de régime considérable. C’est que les écrivains sortent décidément du temps des Belles-Lettres pour passer à ce que l’on va résolument nommer littérature et qui correspond à une conception purifiée de l’art d’écrire à travers les mots et l’imagination.

Deux noms surviennent ici à l’entrée fort éclairante de la deuxième partie d’Inventer en littérature : ceux de « la femme qui inventa la littérature » et de « l’homme qui inventa la critique ». On aura reconnu sous les formules heureuses la Mme de Staël de De la littérature et le Sainte-Beuve des Causeries du lundi. La première déclare : « Je me suis proposé d’examiner quelle est l’influence de la religion, des mœurs et des lois sur la littérature et quelle est l’influence de la littérature sur la religion, les mœurs et les lois » (p. 110 du présent volume). Le second note : « je suis proprement un critique. J’ai des vues et des idées bien plutôt que des connaissances suivies et positives. » (p. 119 du présent volume). Voilà donc qu’est véritablement institué un art littéraire à même de traiter d’égal à égal avec la société et le voilà équipé pour examiner ses propres productions selon un principe d’autonomie. Sainte-Beuve et de Staël, quel duo, mais c’est à partir d’eux que la littérature va fleurir en « inventions » dotées d’un statut technique et comme telles identifiables.

Partant de quoi, Jean-Pierre Bertrand écrit l’histoire parfois mouvementée de l’apparition des formes précitées. Ce qui se traduit parfois en véritable bataille tournant autour d’une reconnaissance de paternité. De très grands auteurs sont parfois à la manœuvre comme Baudelaire pour le poème en prose (et malgré Aloysius Bertrand) ou comme Apollinaire pour le calligramme et le poème-conversation ; parfois ce sont de moindres seigneurs tel Gustave Kahn pour le vers libre ou Édouard Dujardin pour le monologue intérieur. Le cas de ce dernier est amusant ou pathétique, comme on voudra. Trente ans après la publication des Lauriers sont coupés qui passe plus ou moins inaperçue, James Joyce, au temps de la rédaction d’Ulysses, rend hommage à l’inventeur français de ce qu’on appellera aussi le stream of consciousness.

Certaines des émergences recensées ont donc été l’occasion de vraies luttes internes au champ littéraire, luttes que Bertrand évoque avec beaucoup de brio et s’aidant d’une riche information. Mais c’est que les enjeux sont importants et que la destinée des genres s’y joue. Vers libre et poème en prose réunis transforment durablement l’image et la pratique de la poésie. Le monologue intérieur se répercutera dans des versions variées au sein du « roman de soi ». L’écriture automatique, qui évoque forcément la psychanalyse et son inconscient, donne à repenser toute expérience scripturale. Et, ici comme ailleurs, cela peut aller dans le sens d’un approfondissement de l’expérience poétique comme aussi bien dans celui de son exercice ludique et quelque peu comique : nous avons tous joué au « cadavre exquis » quand le surréalisme exerçait encore son influence. Et ce procédé dérivait de l’automatisme.

Dans sa conclusion, l’auteur met en évidence les hautes figures de Rimbaud, de Lautréamont, de Mallarmé, créateurs d’œuvres uniques et bouleversantes sans recours pour autant à des techniques définies. Et de noter à bon droit : « Elles (= ces œuvres) sont ainsi dépourvues de ce qui formellement définit une invention : à savoir une forme et un procédé, théoriquement reproductible, dont peut se saisir n’importe quel utilisateur (poète en l’occurrence), comme cela a été le cas avec les diverses formes qui, quoique peu nombreuses, se sont inventées du romantisme au surréalisme. » (p. 244). Façon de nous dire, au terme d’un ouvrage passionnant, que, au temps de cette effervescence moderniste, il y eut une interaction continue entre deux espèces de novateurs pour le plus grand bonheur de la littérature.

Jean-Pierre Bertrand, Inventer en littérature. Du poème en prose à l’écriture automatique,, Seuil, « Poétique », 2015, 254 p., 25 €